« La vérité, c’est que personne ne sait comment gérer cette merde. » Si l’on en croit Médiapart du 8 octobre 2020, ces paroles édifiantes émanent d’un ministre du gouvernement Castex, à propos de la crise “sanitaire” du SARS-CoV-2. Il semble que les mois qui se sont écoulés depuis cette déclaration aient donné raison à ce ministre… Mais jusqu’où va ce “personne” ? Et si le système français — et tous ceux qui lui ressemblent en termes de centralisation — fabriquait cette incapacité à faire face intelligemment aux situations inhabituelles. Si ce système était en fait une véritable “fabrique de l’incompétence” ?
Avant d’aller plus loin, il faut définir le terme “incompétence”. La compétence ne désigne pas l’intelligence ou le talent en général, mais la capacité à exercer une fonction donnée. Ainsi donc, nul mépris de l’intelligence de nos dirigeants, politiques ou hauts fonctionnaires, dans le fait de souligner leur incompétence. Ils ne sont simplement pas employés dans une fonction correspondant à leur compétence. Et ceci pour une raison simple, développée ci-dessous : les “compétences” qu’ils ont dû développer et mettre en œuvre pour arriver là où ils sont arrivés ne sont pas celles qui leur seraient utiles pour exercer leur fonction.
Haute fonction publique : principe de Peter et prime au conformisme
C’est en 1969 que le pédagogue canadien Laurence Peter énonça son principe maintenant célèbre : « Dans une hiérarchie, chaque employé tend à s’élever à son niveau d’incompétence […] avec le temps, chaque poste tend à être occupé par un employé incapable de s’acquitter de ses fonctions […] Le travail est accompli par les employés qui n’ont pas encore atteint leur niveau d’incompétence. »
Bien évidemment, cela vaut pour la haute fonction publique comme pour les grandes entreprises privées. Toute organisation hiérarchique est-elle donc vouée à être dirigée par des incompétents ? Pas si simple. En effet, dans les grandes entreprises privées, les dirigeants viennent souvent de l’extérieur, échappant ainsi au pronostic de “l’élévation progressive à leur niveau d’incompétence”. De surcroît, leur éventuelle incompétence est vite sanctionnée par le marché ou par le Conseil d’Administration. Dans la fonction publique, qu’elle soit d’Etat ou locale, nulle boucle d’asservissement au marché. Quant aux politiques, qui représentent l’équivalent du conseil d’administration, puisque c’est à eux que nous, citoyens, confions la responsabilité de faire marcher l’administration que nous finançons par nos impôts, ils se comportent bien plus souvent en défenseurs des hiérarques de “leur” administration qu’en défenseur des citoyens face à eux.
Mais il y a surtout un deuxième facteur qui mérite d’être souligné : la prime au “pas de vagues”, au conformisme, à une forme d’obséquiosité héritée de la Cour des Rois de France. Quel haut fonctionnaire en effet, s’il veut “faire carrière”, prendra le risque de s’opposer à sa hiérarchie ? En France, ladite hiérarchie est statutairement inamovible, contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis. Elle développe en conséquence une aversion au risque très spécifique. Cela peut sembler paradoxal, puisque son inamovibilité avait justement, à l’origine, vocation à lui permettre de s’opposer à ses patrons politiques sans risquer d’être victime du si injustement nommé “système des dépouilles” américain. Sauf qu’il faut aussi du courage pour s’opposer dans la durée, et que, de surcroit, il y a bien d’autres moyens que le licenciement pour “faire payer” à un fonctionnaire récalcitrant son éventuelle outrecuidance, comme en témoigne les nombreux cas de harcèlement moral que l’on y relève.
Ainsi donc, il y a dans la fonction publique autant de compétents que dans les autres secteurs de l’économie, mais on n’arrive pas à la tête d’une administration en étant iconoclaste. Le problème, c’est que diriger en période de crise suppose d’être capable de sortir des sentiers battus, de prendre des risques, de questionner la “loi du consensus”. La gestion de la crise du Covid, l’invraisemblable ostracisme à l’égard de la référence mondiale qu’est le Professeur Raoult, le silence complice de toute la haute fonction publique sur les mensonges de l’Etat en matière de masques par exemple, n’a pas d’autre source que cette prime au conformisme qui fait de nos hauts fonctionnaires les fidèles serviteurs de leurs maîtres politiques, quelles que soient les circonstances. Ce n’est pas cela que l’on doit attendre de hauts fonctionnaires capables de diriger des services de l’Etat. N’est-ce pas un paradoxe de constater que c’est aux Etats-Unis, là où les hauts fonctionnaires peuvent être débarqués sans hésitation par les politiques, que l’on a vu le patron du FBI — certes débarqué ensuite, mais quand même — s’opposer au Président élu ?
Le courage est une vertu cardinale d’un chef. Le processus de sélection des chefs de l’administration raye cette vertu cardinale de la carte des compétences nécessaires.
Responsables politiques : darwinisme et prime au prédateur
Mais alors, qu’en est-il des politiques, qui, eux, ne font pas carrière dans le calme feutré des ministères ?
D’abord, force est de constater la présence de plus en plus forte au fil des décennies d’ENArques parmi les hauts responsables politiques de la France. Même si leur profil de carrière est différent de celui des Directeurs d’administrations centrales, on peut penser que certaines valeurs communes, dont l’aversion aux risques, fait aussi partie de leur bagage.
Mais, plutôt que Peter, c’est ici Darwin qui nous donne l’explication la plus solide. Quelles sont les compétences qui permettent à un homme politique d’émerger de la jungle du combat partisan pour devenir haut responsable, ministre, voire Président ? Clairement, l’instinct de prédation occupe le premier rang. Il faut être un guerrier sans trop de scrupule, et avec une dose de confiance en soi nettement au-dessus de la moyenne, pour sortir victorieux du parcours du combattant conduisant aux fonctions suprêmes. Ne peut-on d’ailleurs voir là l’explication simple au nombre de cas de comportements limites — voire ”off-limits” —, que ce soit en termes de harcèlement moral, de prédation sexuelle, voire de prédation financière, qui apparaissent régulièrement dans les prétoires ou, à tout le moins, dans la presse, concernant de hauts responsables politiques ? Voir, entre autres, un ministre de l’intérieur accusé de viol, un Président de l’Assemblée nationale accusé de prise illégale d’intérêts — comme d’ailleurs trois ministres actuels — est certes le signe d’une tolérance de moins en moins grande de l’opinion publique vis-à-vis des écarts de conduite des “Grands”. Mais n’est-ce pas aussi le signe que les “compétences” nécessaires à la conquête du pouvoir, surtout quand il est centralisé, et donc concentré dans peu de mains, sont diamétralement opposées à celles qui sont nécessaires à son exercice ?
Car, en démocratie, l’exercice du pouvoir suppose une probité, un respect des autres — y compris de ses opposants —, une capacité d’écoute et de remise en question qui semblent de peu de secours dans la marche pour y accéder. Et ce d’autant plus que la politique est devenue un métier, où les fonctions de représentation ne sont plus perçues comme un honneur provisoirement confié par le peuple, mais comme une étape dans une carrière pensée souvent depuis le début de la vie active. L’ENA, Sciences Po et quelques autres plus ou moins grandes écoles forment d’emblée les esprits dans ce sens.
Derrière l’incompétence, le spectre de la dictature
C’est un grave problème pour la démocratie, au-delà même des conséquences kafkaïennes de cette incompétence généralisée. Car, ne nous y trompons pas, derrière cette “incompétence à diriger”, par conformisme pour les uns, instinct de prédation pour les autres, c’est le spectre de la dictature qui se profile. Un prédateur ne se laisse jamais dépouiller de sa proie sans résister. Et comme les hauts fonctionnaires ont perdu la capacité de résister, qui aura le courage et la force de faire obstacle à ce que nous voyons, quinquennat après quinquennat, se dessiner en France ?
Le silence apeuré du plus grand nombre face aux mesures de privation de liberté que sont confinement ou couvre-feu devrait être perçu comme un signal inquiétant par tous les amoureux de la liberté et de la démocratie. L’état d’urgence sanitaire, qui permet à l’exécutif de prendre toutes ces mesures sans s’encombrer de consulter les élus, a été prolongé jusqu’au 31 décembre 2021, dans l’indifférence quasi générale. Bien sûr, la pandémie et son orchestration médiatique sont pour beaucoup dans cette voie royale ouverte à des mesures liberticides. Mais avant, c’était le terrorisme, dont pourtant le nombre de victimes en France reste extrêmement faible. Et après, ce sera quoi ? Une autre pandémie ? Une catastrophe écologique ?
Cette tendance à l’autoritarisme est bien le pendant de l’incompétence. Car, quand on ne peut se prévaloir d’une autorité de compétence, il ne reste que celle, factice certes, mais redoutable au moins pour un temps, qui résulte de l’usage de la contrainte.
Une seule option : plus petit et mieux partagé !
Les démocraties sont-elles donc vouées à se terminer en dictatures par des incompétents ? Les cycles de l’histoire, depuis Rome jusqu’à la dérive actuelle des USA, ne sont pas très rassurants en la matière. Mais le pire n’est jamais sûr ! Surtout quand il existe un antidote.
Cet antidote est aujourd’hui rendu accessible grâce à deux facteurs : l’augmentation du niveau de “culture” de la population d’une part, les technologies numériques d’autre part. Dans les révolutions démocratiques du passé, presse et pamphlets ont joué un rôle majeur. Mais tout le monde ne savait pas lire, loin s’en faut ! Il fallait donc des intermédiaires, ceux qui aujourd’hui sont devenus les “confiscateurs” du pouvoir. Sauf qu’aujourd’hui, tout le monde — ou presque — sait lire, les réseaux sociaux échappent encore au contrôle politique — même si c’est pour peu de temps — et les capacités d’auto-organisation sont avérées dans tous les mouvements de contestation de l’ordre établi.
C’est sur ces capacités qu’il faut construire une démocratie nouvelle. Mais, pour que cela puisse marcher, il faut une démocratie plus répartie, plus proche, mieux partagée. La “fabrique de l’incompétence” est d’autant plus forte que le pouvoir est centralisé, et durablement concentré. Décentralisons-le, et obligeons les titulaires à s’en séparer régulièrement, sans pour autant perdre la face ! Cela s’appelle principe de subsidiarité et limitation des mandats, à la fois dans le temps et par non cumul.
Une telle limitation ne rendrait pas automatiquement hommes et femmes politiques plus compétents ou plus vertueux. Mais elle permettrait d’une part de limiter la portée des dégâts causés par les maux soulignés précédemment, d’autre part de faciliter l’accès aux fonctions de responsabilité et, par tant, de limiter le besoin en compétences de prédateur.
Car c’est bien par le champ politique, et non par le champ administratif, qu’il nous faut commencer. L’administration suivra ! D’autant plus qu’une “petite administration” sera naturellement plus encline à se benchmarker sur ceux qui font mieux, et à chercher des accords avec d’autres pour innover, à l’instar de ces PME qui choisissent de coopérer alors que les grandes entreprises développent leur impérialisme.
Subsidiarité, pas (seulement) nationalismes…
Le pari à faire pour sauver nos libertés et nos démocraties est celui de la modestie. Il n’y aura jamais de gouvernement mondial démocratique, parce que la démocratie n’est pas gérable à cette échelle. Il peut y avoir des gouvernements locaux démocratiques, parce que le contrôle du peuple peut s’exercer réellement en proximité. Et ces “pouvoirs subisidiaires” peuvent alors, sous le contrôle de leurs peuples respectifs, se coordonner et mutualiser ce qui gagne à l’être.
Encore faut-il s’entendre sur le niveau auquel doit “descendre” la subsidiarité. Pour les nationalistes, qu’ils soient Français, Anglais, Corses ou Catalans, ce niveau s’arrête la plupart du temps à la Nation. Les tenants français du Frexit, comme naguère les vainqueurs du Brexit, se contentent de maudire l’Europe, mais ne cherchent guère à réformer en profondeur l’exercice du pouvoir, dans leur pays. Quant aux nationalistes de Nations aujourd’hui sans état — Corses, Catalans, Ecossais, etc. —, si leur situation est bien évidemment très différente de celles des “vieux Etats européens” en matière de confiscation du pouvoir, force est de constater que la transformation du mode d’exercice dudit pouvoir occupe peu de place dans leurs prises de position. On semble être davantage dans un jeu de “tir à la corde” que dans un processus de refondation profond de la démocratie. C’est comme ça pourtant que se construit petit à petit la “fabrique d’incompétence”.
Le principe de subsidiarité doit être envisagé comme un principe généralisé, qui s’applique à tous les niveaux. Ainsi chez nous, il ne peut s’agir de transférer les pouvoirs de Paris à Ajaccio (ou à Corte), mais bien de transformer profondément le mode d’exercice du pouvoir. On décide au plus bas, au plus près du terrain. Et on ne fait remonter que ce que vraiment on ne sait pas faire. Un peu comme fonctionnent les cantons suisses. Et comme le prônait Thomas Jefferson, rédacteur du préambule de la Constitution et de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique, par son “self-government” : « Pas de liberté sans autogouvernement. Et pas d’autogouvernement sans l’amour inexpugnable de la liberté » (cité par Joëlle Zask – La démocratie aux champs – Ed La Découverte 2016).
« La vérité, c’est que personne ne sait comment gérer cette merde » ? Pourtant, si, les gens compétents existent. Il ne se trouvent simplement pas, généralement, aux commandes. La seule réponse possible pour changer cela est d’appliquer un principe de subsidiarité généralisé. Cela ne rendra pas les gens plus intelligents, mais donnera une meilleure chance à ceux qui le sont d’accéder à des responsabilités, plus locales, mieux partagées, et donc mieux à même d’adresser la complexité du monde moderne. Et cela limitera le pouvoir de nuisance de ceux chez qui l’instinct de prédation l’emportera toujours sur la compétence.