En dynamique des systèmes complexes, on appelle “bifurcations” ces moments où un petit changement d’un paramètre entraîne un changement considérable de l’état d’équilibre du système, avec la naissance possible de nouveaux états stables, voire d’un état chaotique. Une telle approche et reconnaissance des bifurcations a permis de compléter la théorie de l’évolution de Darwin en “théorie des équilibres ponctués”, qui explique les phases d’extinction massive. On modélise aussi mathématiquement ces bifurcations dans des équations simples, comme l’équation logistique. Nos civilisations humaines sont, bien évidemment, des “systèmes complexes” dont l’histoire nous montre clairement de telles “bifurcations” : la fin de l’Empire romain, l’effondrement de la civilisation égyptienne, la fin de l’Empire chinois. La crise provoquée par le SARS-CoV-2 n’est-elle pas une de ces bifurcations ?
Il est impossible de l’affirmer de façon certaine aujourd’hui. C’est “après” qu’on constate une bifurcation. Mais rien n’empêche, bien au contraire, d’en faire l’hypothèse, et de modeler nos comportements en fonction de cette hypothèse. Les indices permettant de voir dans cette crise une véritable “crise systémique” sont en effet suffisamment nombreux pour permettre de penser que le monde d’après sera, quel qu’il soit, profondément différent du monde d’avant. En étant entendu que “après” et “avant” peuvent se chiffrer en décennies. Les bifurcations sont en effet des moments “brefs” au regard de la temporalité des civilisations, mais peuvent durer longtemps au regard de la temporalité de chaque personne. Ainsi en a-t-il été des “effondrements” évoqués dans l’introduction, qui furent tout sauf ponctuels, ou de moments clés comme la Renaissance.
Une crise qui en cache beaucoup d’autres
On parle aujourd’hui de la crise sanitaire du Covid-19. Mais c’est un truisme de souligner que cette crise dite “sanitaire” en cache ou provoque beaucoup d’autres. Inventaire…
Une crise économique : tout a été dit, ou presque, sur les conséquences économiques désastreuses, non pas du Coronavirus, mais des politiques mises en œuvre pour tenter de compenser les insuffisances des systèmes de santé face à ce virus. Car la crise économique n’a pas été provoquée par le virus. Celui-ci a simplement révélé le niveau dramatiquement bas atteint par nos systèmes hospitaliers, à force de flux tendus et de politiques budgétaires. Or, ces politiques de restriction sont dues à l’affaiblissement de nos économies, entamé depuis plusieurs décennies déjà. Nous avions il y a plus d’un an abordé la question sur ce blog. Il ne s’agit pas d’une “crisette”, mais de la remise en cause profonde d’un modèle de croissance inadaptée à une planète de 7,5 milliards d’habitants et à l’émancipation économique de l’Asie… Car la crise économique ne frappe pas tout le monde de la même façon ! Les profits des GAFA, ceux prévisibles des Big Pharma, s’ils peuvent compenser sur un tableur les pertes de PIB dus aux fermetures à venir d’artisans ou de petits commerçants ou de restaurateurs ou d’acteurs culturels, ne les remplacent pas socialement. Or, l’économie, cet art de gérer le foyer, est indissociable du social.
- Une crise financière : seul un naïf ou un menteur pourrait croire que le “quoi qu’il en coûte” proclamé
fièrement par le Président de la République française n’aura pas, tôt ou tard, des conséquences drastiques sur la planète “finances”. Car Emmanuel Macron avait raison quand il disait “[qu’]il n’y a pas d’argent magique”. Ces plans de sauvegarde, destinés à atténuer le choc politique de mesures inefficaces en termes de santé et profondément néfastes en termes économiques, finiront tôt ou tard par être payés, probablement par une envolée des taux d’intérêt. Si les banquiers étaient des philanthropes, depuis le temps, cela se saurait. La seule question est : quand décideront-ils que leur survie ne passe plus par un crédit illimité aux Etats…
Une crise politique : celle-ci est multiple. En France, les mensonges répéés d’un gouvernement dépassé par les événements auront eu raison de la confiance, qui déjà chancelait. Il est possible qu’Emmanuel Macron soit réélu, mais il n’est nul besoin d’être grand clerc pour prédire que, si c’est le cas, ce sera par défaut, et avec une abstention énorme. La crise politique en France est d’ailleurs également illustrée par l’état d’urgence auquel a eu recours le gouvernement pour faire passer ses mesures. Plus d’un an de régime d’exception déjà “accordé” par un Parlement aux ordres, cas unique en Europe. Si l’état d’urgence a été rendu nécessaire, c’est bien parce que les bases possibles d’un consensus, que l’on pourrait croire naturel en matière sanitaire, n’existent plus dans ce pays. Que la cause de ce dissensus soit en partie à rechercher dans la logique de clivage choisie depuis son arrivée au pouvoir par Emmanuel Macron n’atténue en rien la crise politique, la crise de confiance majeure, qui se profile et que se sent déjà en parcourant les réseaux sociaux avec un œil objectif.
Mais la crise politique ne se limite pas à la France. L’Europe, où les frontières ont refait leur apparition, en donne un autre aperçu. D’une part, justement, par la réapparition brutale des politiques strictement nationales dans un contexte où la solidarité aurait pu sembler nécessaire. D’autre part par l’émergence de contestations fortes, voire violentes, dans presque tous les pays d’Europe : Allemagne, Italie, Danemark, Espagne, Pays Bas… Là encore, si ces contestations ne se traduisent pas par des renversements de gouvernements, ce n’est pas parce que ceux-ci font consensus. C’est parce qu’il est bien plus facile d’être ensemble CONTRE que POUR, d’une part, et que d’autre part les alternatives politiques traditionnelles se sont retrouvées ensemble dans le soutien à des mesures qu’une part très significative de la population n’accepte pas/plus. Ce divorce entre les “élites” politiques et les peuples n’est pas nouveau. En Grande-Bretagne, il a donné il y a peu la victoire surprise du Brexit. En Italie, il a donné la coalition éphémère et contre nature entre le Mouvement 5 étoiles (M5S) et la Ligue du Nord. Quant aux Etats-Unis, nous les évoquons dans le paragraphe suivant- Une crise géopolitique : la faillite de l’Union Européenne évoquée ci-dessus entre déjà dans cette rubrique de
crise géopolitique. Mais il y a plus grave. La dernière élection présidentielle aux Etats-Unis a donné un spectacle tellement lamentable que les bien pensants, de part et d’autre de l’Atlantique, essayent depuis le 20 janvier de le faire oublier en faisant semblant de croire que la situation est redevenue normale. Il n’en est rien, bien évidemment. L’irruption de manifestants, dont certains armés, dans le Saint des Saints de la démocratie américaine n’est pas près de laisser tranquillement s’aplatir les vagues. Pas plus d’ailleurs que les quatre ans de presque guerre civile qui ont caractérisé la mandature de Trump, dont l’élection a été considérée d’emblée comme illégitime par ses adversaires. Mais la politique américaine est trop complexe pour tenter de la résumer ici en quelques lignes. Ce qui compte en revanche, et qui doit sauter aux yeux de toute personne lucide, c’est que les Etats-Unis sont durablement affaiblis sur la scène internationale par leurs divisions internes. Le rôle central qu’ils ont joué dans le monde occidental depuis 1945 est terminé. Par qui peut être pris le relais de champion de la Démocratie ? Certainement pas par une Union Européenne minée par sa bureaucratie. Et bien évidemment pas par la dictature chinoise, ou par l’autoritarisme paternaliste de Poutine. C’est donc a une redistribution majeure des cartes que nous assistons. Une redistribution qui n’est bien sûr pas due à la crise sanitaire. Mais qui est amplifiée largement par elle ! La Chine a été en effet la seule “grande économie” à connaitre une progression de son PIB en 2020. Le désarroi dans lequel est plongé le monde occidental l’encourage à pousser son avantage, en menaçant Taïwan de façon de plus en plus crue. La guerre des vaccins à laquelle nous assistons aujourd’hui n’est rien d’autre qu’une tentative des pays occidentaux de reprendre la main. Et ce genre de guerre n’augure que rarement quelque chose de bon et de stable pour les peuples…
Une crise de la culture : c’est en 1961 qu’a été publiée la première édition de l’ouvrage d’Hannah Arendt intitulé en français “La crise de la culture”1. C’est dire si cette crise n’est pas nouvelle. Mais, au rythme auquel évoluent cultures et civilisations, il n’y a rien d’étonnant à ce que cette crise soit toujours bien présente. Dans son ouvrage, Hannah Arendt analyse l’histoire, la tradition, la politique, l’autorité, l’éducation… Tous domaines dans lesquels les questions sont toujours ouvertes. Les affaires récentes d’inceste révélés par quelques écrivain(e)s, l’assassinat d’un professeur à Conflans-Sainte-Honorine, les multiples affaires de caricatures, la “cancel culture” dont s’emplissent les journaux… illustrent à l’envi que nos sociétés n’ont toujours pas retrouvé les bases d’un consensus culturel, les modalités d’un “vivre ensemble” sans lequel elles sont condamnées, comme le furent jadis Rome, Athènes ou l’Egypte des Pharaons. Le Covid n’a pas créé la crise de confiance, la crise de la culture. Mais il l’amplifie incontestablement. Comment lire autrement la diffusion, inédite à une telle échelle, de thèses complotistes ? Il serait bien trop facile d’en faire porter la responsabilité aux seuls réseaux sociaux. Ceux-ci ne sont qu’un miroir de notre société. En revanche, l’irruption des médecins dans le champ politico-médiatique a contribué à écorner profondément les dernières figures d’autorité qui surnageaient dans le naufrage général de l’autorité. On ne se mêle pas impunément aux pugilats du nouveau cirque que représentent les media… Et la politique “sanitaire” coercitive de la plupart des gouvernements a créé de nouvelles lignes de fractures, qui seront difficilement résorbées : le port obligatoire de masques dans l’espace public, y compris pour les enfants, les confinements à répétition, ont créé des “camps” où l’on réhabilite en force les clivages de la Seconde Guerre mondiale entre Résistants et Collaborateurs.
On pourrait ajouter à cet inventaire la crise écologique ou la crise démographique. Et probablement d’autres domaines encore. Ce qui compte n’est pas d’être exhaustif, mais de prendre conscience que jamais au cours des cent dernières années il n’y a eu à ce point simultanéité de crises. Ni les deux guerres mondiales, ni la décolonisation, ni la Guerre froide, ni la chute du mur de Berlin n’ont présenté cette coexistence de crises, sanitaire, économique, financière, politique, géopolitique, culturelle, écologique…
De là à penser que nous sommes réellement dans une crise systémique, dans une bifurcation dont l’issue est imprévisible, mais dont on sait qu’elle ne pourra en aucun cas être une prolongation du passé, il n’y a qu’un tout petit pas à franchir. Faisons-le et tentons d’en tirer des conséquences pratiques.
Agir localement
Stuart Kaufmann, une des plus grandes figures mondiales dans la recherche sur les systèmes complexes — il est médecin et biologiste, spécialisé dans l’étude des systèmes biologiques et de leur dynamique — écrit dans The origin of order [1995] : « Nous ne pouvons pas connaître les conséquences réelles de nos meilleures actions… Tout ce que nous pouvons faire est d’agir de notre mieux au niveau local. » Cette vision des conséquences de « l’effet papillon » doit nous interpeler. Car elle a des conséquences en termes politiques qui devraient s’imposer à tous.
Notre monde est bien trop complexe pour être dirigé, régenté centralement. Cette complexité n’est pas nouvelle, bien sûr. L’existence même de la vie sur terre porte témoignage de cette complexité essentielle. En revanche, ce qui est nouveau, c’est la mise à portée de chacun, en quasi temps réel, de la quasi totalité de la planète. Et partant, la tentation de certains d’instaurer un gouvernement mondial, ou à tout le moins de multiplier les organismes régulateurs mondiaux, et d’en faire des instances décisionnelles. La faillite de l’OMS dans la gestion de la crise du coronavirus devrait servir d’avertissement. Plus encore, l’analyse du fonctionnement des systèmes complexes2, de leurs phénomènes d’émergence, des bifurcations évoquées ici, devrait nous servir de garde fou.
Plus que jamais, le principe de subsidiarité, que nous défendons de façon acharnée sur ce blog, est le seul qui permette d’espérer sortir de cette bifurcation avec le moins de casse possible pour les personnes. Car ne nous leurrons pas : il n’y a pas de “changement systémique tranquille”. La violence des affrontements partout dans le monde aujourd’hui, qui, s’ils ne ressemblent pas à la guerre mondiale bien “organisée” dont le siècle précédent a vu deux exemplaires, n’en font pas moins des morts par centaines de milliers (380000 en Syrie, plus de 100000 au Yémen), nous rappelle que la paix est toute relative. Et si les affrontements “civils“ qui secouent nos sociétés occidentales n’ont pas encore eu des conséquences aussi dramatiques, c’est peut-être parce nous ne sommes qu’au début de cette “bifurcation”.
Il est urgent de s’abstraire du “grand jeu” que jouent les puissants de ce monde en utilisant les “trouffions” de toujours que sont leurs peuples, dans le vain espoir de dominer le monde de demain. Nous n’avons rien à gagner à faire semblant de croire que nous pouvons maîtriser les changements profonds en cours. Nous avons tout à gagner à nous consacrer à agir localement le plus humainement possible.
Se focaliser sur les valeurs fondamentales
Quand on est, comme c’est le cas aujourd’hui, dans l’incapacité absolue d’esquisser de façon crédible et sérieuse de quoi seront faits les équilibres nouveaux qui sortiront de la mutation en cours, nous ne pouvons que nous concentrer sur les critères, sur les valeurs vraiment fondamentaux que nous voulons voir surnager. Parce que ces valeurs peuvent aussi bien être mises en œuvre au niveau local que façonner le monde global qui émergera.
Pour nous, la liberté, la justice, la responsabilité et la raison doivent être au cœur du nouvel équilibre qui émergera de cette bifurcation. Nous ne cesserons pas de militer en ce sens. Avec la conscience de nos limites, mais en même temps la conscience qu’il suffit d’un brin d’herbe pour que naisse une dune.
================
↑1 intitulé, probablement plus justement encore, en anglais : “Between past and future” — ”entre le passé et le futur”—
↑2 Je tiens à la disposition des lecteurs intéressé le ”Cahier Jules Verne” que j’avais rédigé en 2007, pour le compte de l’Institut de Locarn, sur “deux approches de la complexité”. Il se veut une introduction en une trentaine de pages des principaux concepts de la dynamique des systèmes complexes.