
Tel était le titre de ma conférence introductive à la séance du 30 novembre du Café-philo de Bastia. Le succès de cette soirée, tant par le nombre de participants que par la qualité des échanges, montre à quel point ce sujet est en réalité présent ! Je ne vais pas reprendre ici le contenu de ma conférence, ni des débats. Le lecteur intéressé peut prendre contact via ce blog pour en avoir l’enregistrement. Je veux plutôt y apporter un prolongement, que l’actualité de ce week-end avec les gilets jaunes à Paris ne fait que rendre plus nécessaire.
Un concept éminemment politique…
Il y a plusieurs façons d’aborder la question de l’autorité. La première, celle qui préoccupe quotidiennement les parents, les enseignants, les managers, les experts, bref, toutes celles et ceux qui sont conduits par leur fonction à tenter de se faire “obéir”, est de l’ordre de la relation. L’autorité, c’est ce qui permet, comme le disait Alexandre Kojève, « à un agent d’agir sur les autres (ou sur un autre) sans que ces autres réagissent sur lui, tout en étant capables de le faire.1 »En termes plus triviaux, l’autorité, c’est ce qui permet de se faire obéir en douceur. Cette dimension, pour utilitaire qu’elle soit, n’en est pas moins éminemment pertinente.
Mais je préfère aborder ici la dimension politique, soulignée par Hannah Arendt2, cette autorité dont Ariane Bilheran écrit « [En résumé,] l’autorité est politique, au sens noble de l’action civilisatrice de la politique (œuvrer à la vie en commun). […] L’autorité n’est pas un attribut du pouvoir, elle est sa garantie de légitimité […]3 »
N’est-ce pas justement cette légitimité qui manque aujourd’hui aux pouvoirs “démocratiques” de presque tous les pays d’Europe ? En Grande-Bretagne, l’étape finale vers le Brexit prend des allures de foire d’empoigne. En Espagne, le parti d’extrême-droite vOx vient de remporter 12 sièges (plus de 10%) à l’Assemblée d’Andalousie. C’est la première fois depuis la fin du franquisme qu’un parti d’extrême droite est représenté dans une instance en Espagne. En Italie, on connaît la victoire des populistes. En Allemagne, la montée d’AfD et les difficultés d’Angela Merkel. En France, les quasi émeutes de Paris sont un cruel rappel de cette “illégitimité perçue” des réformes. Et un précédent article de ce blog évoquait les 41% de sondés français qui opteraient pour un régime autoritaire afin d’imposer les réformes…
Or la légitimité du pouvoir est, bien plus que la force, le véritable garant de l’ordre. Dans un régime démocratique, c’est une exigence éthique ; dans n’importe quel type de régime, démocratique ou non, c’est une exigence de durabilité. Il n’est aucun pouvoir illégitime qui puisse être pérenne.
Refuser la confusion
Reste à bien définir ce qu’est cette autorité source de légitimité. La nécessaire précision en matière de concept n’est en l’occurrence pas d’abord affaire de rigueur intellectuelle, mais de nécessité pratique. En effet, au fil des décennies, on a tellement confondu l’autorité avec tout ce qui fait obéir que notre juste aspiration à une “obéissance” plus critique nous a conduit à jeter le bébé avec l’eau du bain.
Hannah Arendt, que nul ne peut soupçonner “d’autoritarisme“, elle qui a écrit son impressionnant Les Origines du Totalitarisme justement parce qu’elle en avait subi dans sa chair les conséquences dramatiques, insiste sur la dangerosité de la confusion entre autorité, tyrannie et totalitarisme. Laissons-lui la parole : « Puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant, l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition. […] L’autorité, d’autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. […] S’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par la force et à la persuasion par arguments.2 »

L’autorité vient du mot latin auctoritas, lui-même dérivé du verbe augere, qui signifie augmenter. L’origine du mot est aussi l’origine du concept. La République Romaine distinguait très clairement l’autorité (auctoritas) et le pouvoir (potestas). Titulaire de l’autorité, le Sénat n’avait aucun pouvoir décisionnaire ni exécutif. Ceux-ci étaient l’apanage du peuple et de ses magistrats élus.
Mais que s’agit-il donc d’augmenter ? Pour les Romains, l’origine de l’autorité, c’est la Fondation (de Rome). Cette fondation légendaire, c’est elle qui donne sens à Rome, à sa civilisation, à son organisation, à son expansion géographique. Et c’est cette Fondation que l’autorité a pour mission d’augmenter en permanence. Autrement dit, l’autorité sert à augmenter en permanence la cohérence du “vivre-ensemble” des Romains, Urbi et Orbi, dans la Ville (d’origine) et dans le Monde.
L’Eglise chrétienne poursuivit cette distinction lorsque, dès le Ve, le pape Gélase 1er souligna , dans une lettre à l’empereur Anastase 1er, « l’autorité sacrée des papes » à côté du « pouvoir royal ».
Ainsi donc, l’autorité n’est pas le pouvoir. « Elle peut même, nous dit Ariane Bilheran, exister sans la force du pouvoir et, bien plus, incarner un contre-pouvoir.3 » On entrevoit alors comment le rejet de l’autorité peut devenir, en réalité, une arme pour les pouvoirs les plus tyranniques, voire totalitaires. Car pour ceux-ci, la seule chose à augmenter est leur propre emprise, leur propre domination. Alors que l’autorité fait grandir, le pouvoir sans limite écrase.
Retrouver les bases du vivre-ensemble
Les voitures qui brûlent dans les beaux quartiers parisiens, l’Arc de triomphe “profané”, sont un signe de plus que “vivre ensemble” ne va plus de soi dans la France du XXIe siècle. Certes, la violence lors des manifestations n’est pas une nouveauté. Mais l’émergence même du mouvement des gilets jaunes, hors de toute institution ou organisation, montre que ces “corps intermédiaires” (partis, syndicats) qui permettaient au moins d’ouvrir des espaces de négociation, ne jouent plus leur rôle. Cela n’en est pas la première manifestation, mais c’est la plus violente, et en même temps la plus “populaire”.
On n’arrête pas de gloser, à droite comme à gauche, sur la coupure entre le peuple et ses élites. Mais la notion même d’“élite” a-t-elle encore un sens quand toute forme de hiérarchie est questionnée, rejetée, qu’il s’agisse de hiérarchie sociale, culturelle ou intellectuelle ?
Hannah Arendt, encore elle, affirme, avec de nombreuses illustrations convaincantes, que la force de Rome reposait sur un trépied constitué de l’autorité, de la tradition et de la religion. L’affaiblissement d’un quelconque de ces trois pieds entraine, dit-ellle, irrémédiablement la chute des deux autres. Et, conclut-elle, « […] vivre dans un domaine politique sans l’autorité ni le savoir concomitant que la source de l’autorité transcende le pouvoir et ceux qui sont au pouvoir, veut dire se retrouver à nouveau confronté, sans la confiance religieuse en un début sacré ni la protection de normes de conduite traditionnelles et par conséquent évidentes, aux problèmes élémentaires du vivre-ensemble des hommes.2 »
La crise profonde, systémique et sociétale, que vit notre monde aujourd’hui, du moins dans son “hémisphère” occidental, ne nous condamne-t-elle pas à une “nouvelle fondation” ? Ce serait alors les bases d’une nouvelle autorité, ancrée sur un nouveau “pacte de valeurs” (une “religion”, en somme) et génératrice en même temps qu’héritière d’une nouvelle tradition. Une autorité qui, selon les mots d’Ariane Bilheran, « […] vise l’autonomie, la liberté intérieure et la possibilité de vivre ensemble dans une collectivité pensante, soucieuse du respect des cultures et des identités, et garantissant à chacun des droits et des devoirs, dans le scrupule de l’antériorité et de la postérité, dans un lien social qui n’est pas seulement spatial mais temporel. En deux mots, [une] autorité [qui] sépare et libère. 3»
Non, les gilets jaunes ne défient pas l’autorité, ils défient le pouvoir. Justement parce que celui-ci n’a plus d’autorité, pour avoir trop longtemps servi “ses” intérêts et ceux de ses “clients“ en lieu et place de l’interêt général d’une société qui ferait sens. Retrouver les bases d’une véritable autorité fondatrice est plus urgent que jamais.
1 Alexandre Kogève — La notion de l’autorité — 1942
2 Hannah Arendt — La crise de la culture — 1961-1972
3 Ariane Bilheran — L’autorité, psychologie et psychopathologie — 2016