Le temps des ruptures

Bord du gouffreIl est des moments dans l’histoire où infléchir en douceur le chemin que suit une société ne suffit plus pour éviter le gouffre. Ce fut le cas au XVIIIe siècle en Europe et aux Amériques. Ce fut de nouveau le cas au début du XXe siècle en Europe et en Russie, puis au milieu du XXe en Asie et en Afrique. C’est le cas aujourd’hui dans ce qu’il est convenu d’appeler le monde occidental, en en tout premier lieu en France. 

La crise du Covid, un révélateur

Ce ne sont pas les deux dernières années que nous venons de vivre, sous le signe de la panique sanitaire, qui ont provoqué cette situation de rupture. Mais elles en ont été un révélateur d’une redoutable efficacité. 

La panique de nos sociétés de pléthore face à un virus qui aurait fait sourire nos aïeux a mis crûment en lumière l’absence de résilience qu’elles ont atteint. La réaction liberticide de la plupart des gouvernements — confinements, pass sanitaire, vaccination forcée — a révélé leur absence de référence démocratique : singer la Chine populaire, fût-ce en légèrement moins drastique, en dit long sur leur perte de repères. Quant aux réactions sordides de certains de nos concitoyens, de délations en aggressions contre ceux qui ne paniquaient pas comme eux, elles ont souligné à quel point nos pays ne font plus société, à quel point l’individualisme archipélisé a remplacé la notion même d’intérêt collectif.

Ce révélateur a également montré à quel point la France est en première ligne dans cette course au gouffre. L’Absurdistan dénoncé par nos voisins européens, la réélection du Président le plus clivant de la Ve République, le résultat abracadabrantesque des législatives, tout cela est en lien direct avec la gestion de ces deux dernières années sans en être, pourtant, la conséquence, puisque tout était prêt depuis déjà longtemps. 

La paralysie de la démocratie représentative française 

Résultat abracadabrantesque. Comme si un magicien l’avait produit. Ce magicien, produisant de si piètres exhibitions, c’est le peuple français, qui n’en est plus, semble-t-il, à une incohérence près. Réélire sans ambiguïté Emmanuel Macron tout en l’empêchant de gouverner peut sembler en effet de la plus grande incohérence, comme n’ont cessé de le faire remarquer les “observateurs” tout acquis à la Macronie. 

Et si, en réalité, ce double résultat était le signe d’une cohérence parfaite, et de surcroît d’une cohérence entre ceux qui votent et ceux qui s’abstiennent ? Ce double message — celui des abstentionnistes et celui des urnes — nous dit en réalité des choses simples. D’abord, on a beau ne plus croire à la démocratie à la française, on ne veut pas offrir ce qui reste de la République à l’extrême-droite. Donc on élit Macron par défaut. Et en même temps, on ne veut plus de cette pseudo-démocratie qui nous est servie depuis l’élection du Président de la République pour 5 ans accompagnée de l’inversion du calendrier électoral pour que les Législatives ne servent qu’à lui donner une chambre d’enregistrement. Cette modification de la Constitution a en effet fait entrer la France dans un régime qui n’est ni parlementaire, ni présidentiel. Et a fait disparaître le débat politique. Les confrontations de programmes qui avaient fini par conduire à la victoire de Mitterrand, puis aux cohabitations qui suivirent ont disparu au profit de confrontations d’écuries de course aux champions exhibant leur ego et leur habileté manœuvrière bien plus que leur sens du bien commun. 

Cette démocratie représentative-là ne représente plus, depuis belle lurette, qu’une caste de professionnels de la politique. Le peuple en était jusqu’en juin 2022 complètement absent. Il est rentré au Parlement par le vote dit « extrémiste », qui a surtout permis un grand renouvellement du personnel… Il suffit d’ailleurs d’entendre les caciques de la politique française s’indigner de la tenue vestimentaire de certains nouveaux élus ou des tweets sans concession de celle qui se veut cheffe de l’opposition (de gauche) pour se rendre compte que cette irruption en dérange beaucoup ! 

Mais, aussi jubilatoire que puisse être ce coup de pied dans la fourmilière, il ne permet pas de gouverner un pays. Parce qu’il n’y a pas une opposition au Président, mais des oppositions incompatibles. Parce que la porte est ainsi grande ouverte aux combinazzione, qui ne feront que consacrer la rupture entre le peuple et ses représentants.

Des craquements partout…kisspng-clip-art-portable-network-graphics-image-software-dundjinni-mapping-software-forums-cracks-to-use-5c05ec55a14657.5651295715438920536606

On pourrait peut-être s’accommoder d’une telle situation pendant quelque temps si elle permettait de préparer l’émergence d’un projet de société unificateur. On en est bien loin. Et pas seulement en France. Le premier craquement qui s’est fait entendre en Europe, comme un coup de tonnerre tonitruant, fut le Brexit. Après des années de construction continue d’une Union Européenne de plus en plus intégrée, mais aussi de plus en plus technocratique, un peuple a eu le courage de dire “Stop, on ne joue plus”. Il y avait eu des signes avant-coureurs avec le rejet danois de Maastricht, puis le rejet français de la “constitution européenne”. Mais le premier venait d’un pays trop petit pour imposer sa loi au reste de l’Europe, alors on l’a fait revoter. Et le second venait d’un pays devenu si peu démocratique qu’on n’en a pas tenu compte et qu’on a fait, à la place, valider par le Parlement un traité de substitution. Mais le Brexit est venu de la première et la plus solide démocratie européenne. Alors, on fait avec. Sauf que l’Union Européenne sans la Grande Bretagne, c’est le retour aux errances impériales du XIXe siècle et non la construction d’un nouvel espace de démocratie et de liberté.

De l’autre côté de l’Atlantique, les craquements ne sont pas moindres. L’ambiance entretenue par la presse pendant la Présidence de Trump était proche de la guerre civile. Que les Américains ne trouvent pas mieux pour y mettre fin que d’élire un vieillard dont les absences et les bourdes ne font même plus sourire personne montre à quel point leur société a, elle aussi, perdu ses repères.

Et au milieu de ces craquements se dessinent de nouvelles alliances, du côté du monde arabe, de l’Amérique Latine, de l’Asie ou de la Russie, qui font voler en éclat la domination d’un système économique dit libéral et du système politique dit démocratique qui l’accompagne. 

…et des coups de canons dramatiquement proches 

Ces alliances, en cours de constitution depuis plusieurs années, se cristallisent avec la guerre en Ukraine. Je n’entrerai pas ici dans l’analyse détaillée des causes de cette guerre, qui sont partagées entre l’ego surdimensionné du dictateur de la grande et sainte Russie et l’arrogance de l’establishment militaro-politico-industriel qui dirige l’OTAN, et qui ont fait qu’un saltimbanque connaissant mieux le monde des médias que l’art de gouverner a précipité dans la guerre son pays et peut-être demain, l’Europe et le monde. Les guerres naissent rarement d’un excès d’intelligence. L’état de déliquescence dans lequel sont arrivées nos démocraties occidentales pouvait difficilement leur donner le ressort nécessaire pour éviter celle-là. 

Toujours est-il que la guerre en Ukraine a pris le relais du Covid pour provoquer l’étalage des plus belles imbécilités que la politique peut produire. De la guerre totale annoncée par notre (toujours) ministre de l’économie, qui allait mettre à genou la Russie et détruire le rouble en un clin d’œil — et qui n’a réussi qu’à provoquer une baisse sans précédent de l’Euro et une catastrophe économique en Europe — aux rodomontades guerrières de Macron ou de BoJo, les historiens du futur — s’il y en a un — auront l’embarras du choix pour illustrer ce qu’il ne faut pas faire. Pour notre part, dans le présent, limitons-nous à constater que les guerres ont leur dynamique propre, et annoncent souvent, avec leur cortège de malheurs, de grandes transformations, imprévues et généralement non souhaitées par les protagonistes. 

Transformer la peur en colère 

Nous avons maintes fois dénoncé sur ce blog l’ambiance généralisée de peur, entretenue à l’envi par médias, politiques et militants, sur les sujets majeurs de notre siècle. On a vu avec le Covid ce que la peur de la maladie peut produire. Média et gouvernants continuent de l’entretenir, en ajoutant à la menace un peu éventée du Covid celle de la variole du singe ou, mieux encore, celle de la future maladie inconnue dont Bill Gates nous abreuve. La peur du terrorisme n’est plus à décrire, même si elle a été un peu éclipsée ces derniers mois par la guerre réelle à l’est de l’Europe. La peur du changement climatique est fort opportunément ravivée par la canicule qui sévit ces derniers jours en Europe, et par les incendies qui, bien qu’ils reviennent chaque année depuis des lustres, n’en demeurent pas moins un rappel spectaculaire de l’enfer qu’on nous promet. Quant à la peur de la catastrophe économique et des restrictions qui vont avec, Emmanuel Macron l’a habilement stimulée lors de son discours du 14 juillet en prévenant “son” peuple des efforts de frugalité qu’il (le peuple, pas ses dirigeants !) allait immanquablement devoir faire. 

Bien sûr, ces peurs ne sont pas purement irrationnelles. Le climat nous réserve probablement quelques surprises, qui ne seront pas forcément bonnes. Le risque d’une pandémie grave est réel, même si le Covid n’en a été qu’une mauvaise répétition, largement exagérée par ceux qui y trouvaient leur intérêt, de Big Pharma à Big Media. Le terrorisme islamiste tue vraiment, même si ses victimes sont très majoritairement des musulmans des pays arabes ou africains, bien plus que des habitants de nos pays européens. La guerre en Ukraine peut réellement dégénérer très vite en apocalypse, et pour finir le déclassement économique des couches moyennes — c’est-à-dire de la grande majorité dans nos pays — n’est pas une hypothèse d’école, mais une réalité incontournable. 

1200px-Fist_.svgFondées, donc, toutes ces peurs ? Oui… et non ! Oui, elles ont des causes réelles. Et non, parce que ces causes ne devraient pas générer de la peur, mais de la colère. A condition que celle-ci soit dirigée contre les vrais responsables plutôt que contre le voisin. La peur ou la colère mal ciblée ne servent qu’à paralyser ou égarer ceux qui ont le plus à perdre à l’inaction, pendant que les dominants préparent les moyens de maintenir leur domination et de préserver leurs intérêts dans un monde qui change. Or, ce sont ces dominants qui sont à la source même des maux dont ils cherchent à nous effrayer. Qu’il s’agisse de pandémie — rappelez vous que Macron, avant d’enfermer tous les Français, ne voulait pas entendre parler de restreindre les voyages internationaux — ; de conséquences dramatiques des évolutions du climat — la bétonisation généralisée, la multiplication des voyages aériens et des transports de marchandises, le tourisme de masse, sont non seulement des facteurs qui peuvent accélérer le changement, mais surtout des éléments qui rendent ses conséquences bien plus rudes — ; de guerres, en Ukraine ou ailleurs, ce ne sont pas les peuples qui les provoquent, mais les dirigeants d’un système politico-économique qui n’est plus en mesure d’apporter le bonheur au plus grand nombre. Et pourtant, le droit égal pour tous à la poursuite du bonheur n’est-il pas une des plus grandes avancées des révolutions du XVIIIe siècle ?

Que les peuples européens aient largement profité de ce système au cours des décennies passées est incontestable. Il est la source de notre prospérité. Mais aujourd’hui, il ne marche plus, ne serait-ce que parce qu’il reposait sur une surexploitation des ressources de la terre et des peuples non euro-américains (du Nord). Et ses dirigeants, qui ont encore plus profité du système que les peuples, font tout pour conserver leurs privilèges, quitte à ramener lesdits peuples, par la force et la peur, un siècle ou deux en arrière. Et on laisse faire ? Sommes-nous devenus à ce point des esclaves volontaires que nous avons oublié ce que liberté, équité et responsabilité signifient ?

Et en Corse ? 

220px-Pasquale_PaoliParce que je crois profondément qu’il faut penser globalement tout en essayant d’agir localement, là où on peut, je veux terminer cet article en disant quelques mots de mon pays.
J’ouvrais ce texte en rappelant les ruptures du XVIIIe siècle. La Corse de Pasquale Paoli y joua un rôle sinon de modèle, incontestablement de précurseur. Peut-elle aujourd’hui retrouver cette place ?

Je suis convaincu que oui. Non par amour aveugle du pays, mais parce qu’elle dispose d’atouts uniques. C’est d’abord un peuple qui, tout au long de son histoire, a choisi la colère plutôt que la peur. C’est ensuite une société où les liens de proximité sont restés forts, avec leur côté sombre quand ils deviennent clanisme et silence, mais aussi leur côté brillant quand ils permettent les échanges et la construction d’idées nouvelles. C’est enfin une île, au périmètre donc clairement identifié, avec les risques face aux pénuries du futur et aux conséquences des changements géopolitiques ou climatiques, mais aussi avec les formidables ressources de cette terre, pour produire de quoi nourrir son peuple et en même temps, s’inscrire dans la modernité technologique. 

Reste que pour être ainsi de nouveau parmi ceux qui font évoluer le monde vers un avenir meilleur, la Corse doit rompre sa dépendance au Titanic en perdition qu’est devenu la France. L’indépendance est le lot normal de tout peuple libre. Elle devient aujourd’hui, en plus, la seule chance d’éviter un naufrage qui ne serait utile à personne. 

Des discussions, nous dit-on, vont s’ouvrir avec l’Etat français pour faire évoluer le statut de l’île vers “plus d’autonomie”. Disons le clairement, comme le rappelle régulièrement Wanda Mastor, “plus” d’autonomie, ça n’existe pas. On est autonome ou on ne l’est pas. Or, s’il est un domaine où, depuis des années, on essaye de faire évoluer petit à petit, par légères inflexions, un chemin qui conduit à un gouffre, c’est bien celui des statuts successifs de notre île. Ceux qui prétendent que ce nouveau round de discussions, avec un État français qui a démontré au cours du quinquennat précédent son jacobinisme indéracinable, pourrait être historique sont soit des naïfs, soit des menteurs. Que des Corses veuillent rester dans la France, sans trop toucher à la relation, est indéniable. Et alors ? A l’époque de Paoli aussi la Corse était divisée. Aujourd’hui comme alors, l’aménagement à petits pas ne peut pas marcher. C’est de rupture dont nous avons besoin.

Le monde dans lequel nous sommes entrés ne pourra pas faire l’économie de changements radicaux de notre modèle économique, politique, sociétal. A nous de décider si nous voulons subir ces changements ou les créer. En Corse comme ailleurs, le temps des ruptures est venu. Il est urgent de les imaginer et de leur donner corps.