Dans mon dernier article sur ce blog, j’affirmais la nécessité que nous transformions nos peurs en colère. Encore faut-il que cette colère soit efficace. Il y a pour cela trois conditions essentielles. D’abord, que cette colère soit bien ciblée, et donc dirigée contre les vrais responsables de la situation de notre monde aujourd’hui. Ensuite, que cette colère n’efface pas la raison, qu’elle reste contrôlée. Enfin, que nous ne la confondions pas avec une “simple” révolte.
Une colère contre ceux qui le méritent
Ces deux dernières années ont vu se multiplier, sur les réseaux sociaux comme dans la presse, en particulier télévisée, les bouffées de colère, contre, pêle-mêle : les non-vaccinés, les migrants, les islamistes, les islamo-gauchistes, les petits délinquants, les tenants du pass sanitaire, les pourfendeurs du pass sanitaire, les racistes, les racisés, les écologistes, les non-écologistes,… Cette énumération serait sans fin, tant chacun devient à tour de rôle la cible de ceux qui pensent différemment. Mais leur multiplication même, leur répétition, montrent à quel point ces bouffées de colère sont inefficaces. Elles participent même au maintien de l’ordre établi, offrant une soupape de sécurité aux frustrations accumulées. A tel point que les attiser est devenu la marque distinctive du président Macron depuis 2017.
En réalité, toutes ces colères inefficaces devraient se rendre compte qu’elles ont, en sous-jacent, un trait commun : elles disent clairement que le monde actuel ne va pas, qu’il n’est plus capable de produire du consensus, de l’envie de vivre ensemble. Et qui a construit le monde actuel ? Car c’est bien là que doit se situer la cible unique de notre colère. Alors, bien sûr, il y a les réponses tout aussi inefficaces que la précédente énumération. Pour les uns, c’est le libéralisme économique et ses thuriféraires. Pour les autres, ce sont les gauchistes. Et la litanie pourrait recommencer.
Comment ne pas voir pourtant que, quel que soit le parti au pouvoir — et il y en a eu, des alternances, dans le monde occidental au cours de ces dernières années ! —, les choses ne changent pas vraiment. Alors, regardons les vrais responsables de ce désastre auquel nous arrivons : toute une classe politique qui, au fil des décennies, s’est approprié le pouvoir que les peuples lui avaient prêté. Et qui défend de façon acharnée ce qui est devenu son pouvoir, en s’appuyant sur des alliés dûment stipendiés par les deniers publics : la presse subventionnée, les grandes entreprises para-publiques, les hauts fonctionnaires…
Cette classe politique a oublié que dans une démocratie, le peuple n’élit pas des dirigeants, mais des représentants. Que ceux-ci lui doivent des comptes. Que ceux-ci n’ont aucun droit à conserver le pouvoir. Et que ceux-ci ont un devoir absolu : respecter les peuples, qui seuls sont souverains. Voilà ceux qui devraient subir les foudres de notre colère.
Une colère froide
La colère est une émotion, et, partant, peut échapper au contrôle de notre raison. Mais on peut aussi apprendre à canaliser nos émotions. Pas en les étouffant, pas en les niant, mais en en contrôlant l’expression. La colère des peuples sous la forme de flambées de violence incontrôlées est contre-productive. Elle ne sert qu’à donner prétexte au pouvoir pour renforcer son contrôle et ses outils de répression, et à lui permettre de réaccentuer la peur.
Mais une colère peut aussi s’exprimer par une détermination froide, réfléchie. Là, elle devient redoutable, parce qu’inflexible. Il est temps que nous en fassions l’apprentissage. Cette “colère stratégique” est celle qui a animé les peuples qui ont su se libérer, des Insurgeants américains aux peuples colonisés d’Amérique latine, puis d’Asie et d’Afrique.
Pour canaliser ainsi notre colère, il faut la penser stratégiquement. Il nous faut l’inscrire dans la durée. Il nous faut devenir incorruptibles. Ce n’est pas là une leçon de morale, mais un simple résumé de ce que l’expérience devrait nous avoir appris. Les gouvernants ont toujours tenté de contrôler nos colères soit en les détournant vers des boucs émissaires, soit en nous achetant par quelque mesurette vite amortie. Les boucs émissaires d’aujourd’hui sont, selon les modes et les camps politiques, les “anti-vaxx”, les “migrants”, les Russes, les “fachos”, les “gauchistes”, les “patrons”. Sachons les repérer et revenir à la vraie cible. Quant à nous acheter, cela devient de plus en plus difficile avec la dégradation de l’économie. Mais il reste encore quelques pistes, comme des primes, des subventions ou de fausses reconnaissances d’autonomie, par exemple.
Sachons garder le regard droit et lucide, pensons stratégie plutôt que seulement “coup”, et notre colère nous donnera la froide détermination qui seule permet de gagner et de changer le monde.
Une colère constructive
Car il s’agit bien de changer le monde et non de nous défouler ou d’obtenir un peu de compassion et de compensation de la part de ceux qui ont usurpé notre pouvoir. La colère dont nous avons besoin n’est pas une simple flambée d’émotion passagère. Elle n’est pas non plus une simple révolte destinée à obtenir “un peu mieux”.
Elle doit au contraire être créatrice, constructive. J’entends déjà les objections: impossible parce que tout le monde ne tire pas dans le même sens. Vrai. Mais vrai seulement si on se limite à regarder les “recettes-miracle” des uns et des autres, pas si on se focalise sur la façon dont est exercé et dont devrait être exercé le pouvoir. Car celles et ceux qui veulent qu’il soit exercé autrement, qui veulent simplement reprendre la maîtrise collective de leurs vies, sont assez nombreux pour construire un monde nouveau. Ce monde-là, il a déjà été en grande partie pensé : par Jefferson, l’auteur de la Constitution américaine, au XVIIIe siècle ; par John Dewey, le penseur de la Démocratie radicale, au tournant du XIXe siècle et du XXe ; par Hannah Arendt et d’autres analystes du totalitarisme au XXe siècle et penseurs de la Liberté.
Nous n’avons plus ni le temps, ni les moyens d’aménager notre système. Notre colère doit nous permettre de le reconstruire, sur des bases vraiment démocratiques, c’est à dire aujourd’hui sur la base d’un principe de subsidiarité généralisée. En commençant par chez nous, donc. Pour ce qui me concerne, chez nous, c’est en Corse. Et ce n’est pas en laissant le pouvoir français nous accorder un peu plus d’autonomie que l’on calmera cette colère salutaire, mais en créant les conditions de notre liberté réelle.
La colère est une ressource d’énergie formidable pour construire des changements. A condition de cesser de chercher à tout prix une respectabilité sociale évidemment vaine, puisque la respectabilité est définie justement par ceux qui ne veulent pas que ça change ! Laissons-la s’épanouir, rendons-là efficace. Alors, peut-être aurons-nous la chance d’entendre à nouveau un serviteur du pouvoir répondre à son maître qui l’interroge pour savoir s’il y a une nouvelle révolte : « Non, Sire, [cette fois-ci] c’est une Révolution. »