Corse : faut-il avoir peur de l’indépendance ?

Juridictions_Corse_1756_De_VaugondyLa cause semble entendue. En Corse, jacobin se dit régionaliste, girondin se dit autonomiste. Le décalage avec le « reste de la métropole » est manifeste. Seule une position reste taxée de radicalité qui fait peur : indépendantiste. Et si cette peur était non seulement injustifiée, mais en réalité « à front renversé » ?

Avant de proposer quelques réflexions sur la question posée dans le titre, je veux préciser à qui elles s’adressent. 

En premier lieu, naturellement, aux nationalistes corses. On me disait récemment sur tweeter : “Cette question [celle de la participation à toutes les institutions françaises, y compris le sénat] semble réglée depuis longtemps chez les natios. D’une part, on ne parle plus d’indépendance […]” Ceci est bien sûr entièrement faux, comme le rappelle la brillante prise de position de Jean-Guy Talamoni dans U Ribombu Internaziunale du mois d’août 2020. Il n’empêche que cette impression que la question de l’indépendance est enterrée s’appuie sur la faiblesse de la communication du courant indépendantiste sur le sujet. Les indépendantistes corses seraient-ils les premiers à avoir peur de l’indépendance, ou en tout cas à craindre de s’y référer trop souvent ? Pourtant, au premier tour des municipales bastiaises — certes perturbées par le Covid, mais équitablement pour tous les candidats —, 12% des électeurs se sont prononcés pour des listes indépendantistes… Quant aux nationalistes qui ne sont pas indépendantistes, j’avais déjà écrit, essentiellement à leur intention, il y a un peu plus d’un an que, compte tenu de l’histoire politique de la France, l’indépendance est la seule voie réaliste pour libérer le peuple corse. Mais je comprends volontiers que, pour s’y rallier, il faut que cette perspective ne soit pas trop effrayante !

Ces réflexions s’adressent aussi à toutes celles et ceux qui, en Corse, ne sont pas nationalistes. Car vouloir le bien-être du peuple Corse n’est pas réservé aux nationalistes. Et enfin, elles s’adressent aux Français du continent, qui pensent que leur pays n’a pas vocation à toujours imposer sa volonté aux autres. Heureusement, ils sont nombreux.

Les raisons de la peur

Etre indépendant, c’est assumer toutes les fonctions d’un Etat moderne, y compris bien sûr les fonctions régaliennes. Regardons rapidement de ce côté. 

Jean-Charles Orsucci affirmait le 13 septembre dernier : « […] même si la Corse était riche, je ne serais pas indépendantiste pour autant car je ne crois pas que nous soyons capables d’exercer Police et Justice. » Libre bien sûr à Monsieur Orsucci de ne pas être indépendantiste. Mais de là à croire que certains peuples — le peuple corse en l’occurrence — ne seraient pas capables, quelle que soit leur richesse, d’exercer police et justice, voila un raisonnement bien singulier ! Tellement incongru qu’il est inutile de réfuter cette prétendue incapacité…

RegaliensNous avons déjà sur ce blog montré comment, en réalité, c’est, aujourd’hui plus que jamais, la France qui se révèle incapable d’exercer ses missions régaliennes pour protéger les Corses. Le nombre de crimes de grand banditisme qui restent trop longtemps et trop souvent impunis, comme le nombre de petits délits — voitures brûlées, par exemple — qui se multiplient, montrent les limites de l’exercice à distance (Paris, en l’occurrence) de la responsabilité “Police et Justice”. En matière de défense, la question mériterait une réflexion plus approfondie. Mais, là encore, comment croire que les aventures néo-coloniales de la France en Afrique ou au Moyen Orient protègent les Corses ? Quant à un domaine de responsabilité mis en lumière ces derniers mois, gardé jalousement par l’Etat et ses préfets, la santé, comment ne pas comparer, par exemple, la Corse du Covid à Malte, sa voisine ? Malgré une remontée brutale dans ces dernières semaines, le nombre de décès y est resté plus de deux fois inférieur à celui qu’a connu la Corse. Sans CHU, sans autonomie de décision en matière de santé, la Corse est totalement tributaire des priorités établies ailleurs, avec, pour cette épidémie de Covid, le pire résultat de toutes les îles méditerranéennes… Certes, un virus ne suffit pas à établir un diagnostic complet. Mais cet exemple montre à tout le moins que la dépendance à la France n’est pas la panacée.

Richesse iVenons-en à l’objection la plus souvent soulevée. La Corse est-elle trop pauvre pour prétendre à l’indépendance ? Pour y répondre, il faut déjà tenter de définir ce qu’est la richesse d’un pays. A l’instar de l’énergie — cinétique quand elle est relié au mouvement d’un corps, potentielle quand elle est liée à sa position —, on peut considérer deux types de richesse, ou de pauvreté : celle qu’on pourrait qualifier de cinétique, qui résulte des choix politiques réalisés et de la dynamique qu’ils ont impulsée, et celle qu’on pourrait qualifier de potentielle, qui est intrinsèquement liée au territoire.

Pour ce qui concerne la première, qui se mesure à coup de PIB et d’inégalité, la Corse détient quelques tristes records : la “région” la plus pauvre de France, et la plus inégalitaire. Et la pente n’est pas très bonne, quand on voit qu’aujourd’hui, la plupart des Corses n’ont plus de quoi s’acheter un logement décent sur leur île. Mais on ne peut établir ce constat sans se poser la question de comment on en est arrivé là ! Dès 1751, le Consul de France à Gênes, le Sieur Coutlet, s’inquiétait, dans un courrier à son ministre, de ce que la Corse pourrait, si elle n’était pas soumise à la France, devenir dangereuse pour le “commerce de Provence” du Royaume ! On sait quel a été, plus tard, le poids de la loi douanière de 1818 dans l’appauvrissement de l’île. Tout cela, c’est du passé ? Certes, mais ce qui est très présent, c’est, après les désastres de la Somivac et de l’implantation imposée — aux Corses — des pieds-noirs sur l’île, l’organisation systématique de l’économie corse autour de la recette exclusive du tourisme et de la spéculation immobilière qui l’accompagne. Si la volonté de la France est de permettre un développement harmonieux de la Corse, pourquoi alors ne pas même considérer l’option d’un statut de résident pour lutter contre la spéculation immobilière et le désordre foncier, ou d’un statut fiscal et social spécifique, à l’instar de ce qui se fait, avec la bénédiction des autorités européennes, dans la plupart des îles d’Europe ?

EauSi on considère maintenant la richesse intrinsèque du territoire corse, alors, il faut le dire à Monsieur Orsucci, la Corse est riche ! C’est l’île méditerranéenne qui a le plus de cette ressource précieuse qu’est l’eau. C’est une île qui possède à l’envi les paysages que recherchent les couches les plus riches de la population du monde entier, et qui a su — jusqu’à présent — les préserver à peu près. C’est une île stratégiquement située au cœur de la Méditerranée occidentale, donc au carrefour de l’Europe du Sud et de l’Afrique, zone où se jouera une part significative du développement de la planète au XXIe siècle.  Accessoirement, et juste pour la petite histoire de la richesse “potentielle” de notre île, savez-vous que le loyer moyen annuel consenti pour louer des bases militaires à l’étranger par des pays comme la France ou les Etats-Unis tourne aux environs de 70 millions par base ? Avec la BA 126 de Solenzara et la base de la Légion à Calvi, on arriverait à près de 150 M€, presque la moitié du budget d’investissement de la Collectivité de Corse ! Enfin, s’il est vrai qu’à l’époque où le développement économique se jouait dans l’industrie, manufacturière, l’insularité, avec le surcoût induit des transports, a pu être un handicap insurmontable, ceci n’est plus du tout le cas dans une économie de la connaissance et de l’information, qui est la clé stratégique aujourd’hui, et pour laquelle les problèmes de transports se calculent en Gigabits et non en tonnes. Cela peut même être un avantage concurrentiel, tant par la douceur de vivre qui peut séduire des “cerveaux” que par les facilités que l’insularité induit en matière de sécurité. A condition bien sûr que l’on ne dépende pas de l’extérieur pour se nourrir ! Et c’est là que les “deux économies” se rejoignent. La Corse a la capacité de nourrir ses habitants, à condition de valoriser son potentiel agricole et de développer les outils de transformation adaptés. Comment se fait-il qu’elle dépende aujourd’hui à plus de 80% de l’extérieur pour son alimentation ? Y aurait-il une volonté de la maintenir sous tutelle ? !

Choisir ses interdépendances, choisir ses priorités

Car c’est bien là la question fondamentale. Incontestablement, la situation économique actuelle de la Corse n’est pas satisfaisante, tout le monde, ou presque, en convient. Mais une Corse “région française“, même avec la petite dose d’autonomie que pourrait lui concéder la métropole dans un jour de bonté, serait-elle mieux à même de réussir son développement économique qu’une Corse indépendante ?

L’histoire des différents territoires français d’outre-mer comme de métropole permet d’en douter sérieusement. La France n’a pas de politique économique, et n’a jamais eu de politique économique, pour ses territoires hors grandes métropoles. Elle y a des politiques sociales, qui sont autant d’outils qui entretiennent la dépendance, auxquelles s’ajoutent parfois des politiques d’exploitation des ressources. Le “tout-tourisme” en Corse s’inscrit là-dedans.

Etre indépendant, ce n’est pas miraculeusement résoudre tous les problèmes. C’est simplement prendre la maîtrise de ses priorités : priorités dans le choix des relations, priorités dans la politique sociale, priorités dans la politique économique. Trois exemples pour illustrer ces choix possibles… 

  • En matière de relations, est-il normal que les relations maritimes (fret) ou aériennes en Corse soient à 80% orientées vers la France (voire à 100% en matière aérienne hors période touristique) alors que l’Italie est bien plus proche géographiquement, et permettrait donc une économie substantielle en coûts de transport ? A noter qu’il n’y a aucun vol direct vers Pise, par exemple, qui est un hub international à moins de 150 km de la Corse…
  • En matière de politique sociale, est-il normal que la Corse reste sans CHR-CHU et que les grands pans de la politique sociale y soient identiques à ce qu’ils sont dans toutes les régions de France, alors même que la pyramide des âges, la problématique de logement, la problématique de transport, y sont fortement spécifiques ?
  • En matière économique, est-il normal que la Collectivité de Corse ne dispose pour l’investissement que de 355 millions d’euros, alors qu’une ville comme Rennes par exemple en dispose de plus de 500 ? Qu’aucune autonomie fiscale ne soit dévolue à une île dont les spécificités démographiques et économiques sont patentes ?

Reste bien sûr qu’une Corse indépendante pourrait, en cas de conflit avec l’extérieur, avoir du mal à assurer sa propre défense, même si l’histoire — souvent conquise, jamais soumise — délivre un message complexe sur le sujet. Mais il existe un statut international qui permet de résoudre la question. C’est celui d’indépendance-association. Pas obligatoirement avec la France… Pourquoi devrions-nous restreindre nos options ? La crainte d’ailleurs du Consul de France à Gênes en 1751, citée plus haut, était que l’île de Corse choisisse un autre associé que la France !

Définir préalablement un projet ?

Elaborer-une-prime-sur-objectif-efficace

Pour terminer ce tour d’horizon rapide des peurs injustifiées quant à l’indépendance de la Corse, il reste une dernière objection à évoquer. Mais que feriez-vous de votre indépendance ? En d’autres termes, définissez d’abord votre projet de société, et préfigurez-le par des réalisations dans le cadre institutionnel actuel ou dans une autonomie plus large, et ensuite on en reparlera. C’est là le piège le plus subtil qui soit tendu à celles et ceux qui veulent réellement le bien du peuple corse.

Remarquons dans un premier temps qu’on ne nous a jamais décrit préalablement le projet de société que Paris voulait pour nous avant de nous contraindre à la situation actuelle de dépendance. Et qu’on ne le fait pas plus pour nous expliquer qu’il ne saurait être question de changer profondément de statut. Présomption d’innocence pour ceux qui veulent rester dans le giron français, présomption de culpabilité pour les autres ?

Au-delà de cette inégalité manifeste, le piège est aussi que, sans indépendance, nous n’avons pas les moyens, en informations économiques spécifiques, en finances pour faire étudier différents scenarii, en outils de démocratie participative pour associer le peuple dans son entier à la définition des grands choix, de définir autre chose que des embryons de projets.

Mais plus profondément encore, au nom de quoi n’y aurait-il donc qu’un seul projet de société associé à l’indépendance ? Tous les pays démocratiques confrontent régulièrement plusieurs projets. Indépendante, la Corse sera un pays démocratique où le débat pourra avoir lieu. Sur les priorités que nous voudrons choisir, sur les valeurs communes que nous voulons développer, sur la façon dont nous voudrons vivre ensemble et construire ensemble notre présent et notre futur. 

Pour pouvoir mener à terme ce débat, l’indépendance est un préalable. Aurions-nous à apprendre à mener ce type de débat ? Aurions-nous à apprendre le fonctionnement d’un pays démocratique. Ce serait alors avouer qu’aujourd’hui, la Corse ne fait pas vraiment partie de la France ! Car cet apprentissage du débat démocratique, cet apprentissage des rouages d’une administration d’Etat moderne, cela fait plus de 250 ans que des Corses le font, d’abord dans leur propre Etat avec Paoli, ensuite, par la force, dans les institutions françaises. C’est même l’un d’entre eux qui a le plus fortement contribué à en définir les règles, dans un code qui porte encore son nom. La Corse, nous dit-on, n’est pas une colonie. Les Corses n’ont donc aucunement besoin d’une période probatoire pour apprendre à fonctionner en toute démocratie et en toute souveraineté.

Non, l’indépendance n’a aucune raison d’effrayer. La vraie peur que chaque Corse devrait avoir, c’est celle de la dépendance. Cette dépendance qui empêche de choisir. Cette dépendance qui conditionne nos vies à des décisions prises de plus en plus loin de nous et de notre contrôle. L’indépendance politique de la Corse constitue le seul espoir de reprendre un peu en main notre futur.