Non, je ne vais pas vous (re)parler du Coronavirus. Encore que… ça a un rapport, mais indirect. Car un autre virus nous menace, qui circule encore plus vite, et qui « comme le feu, se nourrit de tout ce qu’on lui donne », pour reprendre le mot de Percy Kemp. C’est le virus de la peur.
Il a toujours été présent, de façon endémique, dans nos sociétés. Et il a même quelques effets positifs : c’est un stimulateur efficace de notre instinct de survie, il nous empêche (parfois) de faire des sottises extrêmes. Mais il me semble qu’il a connu un développement exponentiel depuis quelques décennies.
Le terrorisme a été son premier aliment. Quand les attentats ont frappé Paris en 1986 — le magasin Tati de la rue de Rennes puis les Champs Elysée — il y a eu, bien évidemment, des réactions de peur — c’est bien le but de ce genre d’attentat — et des mesures de précaution. Mais point de nouvelle législation, point de surveillance massive, point de panique. J’habitais Paris à l’époque, et la vie continuait, simplement en ouvrant ses sacs à l’entrée des magasins. Il n’en est pas de même depuis le 11 septembre, et encore moins depuis l’attentat de Charlie Hebdo. Pourquoi ?
Autre sujet de peur dans notre société : le réchauffement climatique. Je n’entrerai pas dans des querelles d’experts — je n’en suis pas un — sur les causes et les conséquences possibles d’une évolution du climat sur notre planète. Je constate simplement que, dans les années 80, les quelques prophètes qui prédisaient la fin du monde à coup soit de réchauffement, soit de refroidissement, étaient regardés comme des farfelus. Aujourd’hui, Greta Thunberg, qui, sans la moindre légitimité scientifique personnelle, agite le spectre de la peur à longueur d’interview, est une vedette internationale plus écoutée que Gandhi ne l’a jamais été de son vivant. Pourquoi ?
Enfin, bien sûr, la peur d’une pandémie, dont l’alerte Covid-19 n’est que la plus récente illustration : grippe aviaire, grippe porcine, naguère, ont provoqué, en à peine plus atténuées, les mêmes réactions. Alors que l’on respire à longueur de journée un air pollué, que l’on se nourrit à longueur d’année de pesticides, que l’on n’a jamais connu un système de santé plus efficace, on tremble d’effroi devant des maladies qui auraient à peine fait sourire nos grands-parents, tant leur vie était ouverte, à l’époque, aux risques sanitaires. Pourquoi ?
Je n’aurai pas la prétention de répondre à ce Pourquoi ? Je veux juste souligner que, dans l’histoire, toutes les périodes de grands changements se sont accompagnées de peurs irrationnelles. Les historiens récusent aujourd’hui l’idée selon laquelle le passage à l’an 1000 aurait généré une grande vague de terreur généralisée — les peurs millénaristes — mais soulignent la peur diffuse présente tout au long de la période de profonds changements qui va du Xème au XIIème siècles. De la même façon, la période de la Révolution française a été marquée par la Grande Peur, mouvement de paniques collectives irraisonnées. Sommes-nous dans ce type de mutation ? Probablement en partie au moins, tant le système qui a fait la prospérité “occidentale“ en perpétuelle croissance de ces derniers siècles semble à bout de souffle. Mais là n’est pas à mes yeux l’essentiel. Plutôt que le Pourquoi ?, je préfère regarder les conséquences.
La peur sert toujours les dictatures. Parce qu’une personne qui a peur ne réfléchit plus librement. Une personne qui a peur fuit, ou cherche un protecteur. Où fuir sur une planète devenue si globalisée ? Reste donc la recherche d’un protecteur. Et c’est bien ce qui se passe dans nos sociétés. Que la dictature chinoise — car c’en est une, clairement, même si elle s’ouvre économiquement — soit citée en exemple pour la façon dont elle a combattu le Coronavirus à coup de confinement indifférencié, alors que l’exemplaire façon dont la Corée du Sud a su maitriser la propagation du virus sans restreindre la liberté de circulation reste confidentielle, en dit long sur les simplifications auxquelles conduit la peur. Que nos hommes politiques, dans un tel contexte, en fassent ou en demandent plus est compréhensible, et ce n’est pas à eux que je jetterai la pierre. Diriger une société de la peur n’est facile que si l’on a une âme de dictateur.
Mais c’est bien à ces prophètes de malheur qui, depuis maintenant deux décennies, nous abreuvent à longueur de médias complaisants de toutes les peurs possibles, sans jamais relever les opportunités extraordinaires que recèle notre monde en crise, que j’en veux. A tous ceux qui remplace le logos par le pathos, qui renoncent à l’explication raisonnée pour laisser place au slogan. Une récente interview, dans Corse-Matin, d’Annie Clerc de Marco, spécialiste en gestion de crise, illustre une fois de plus cette distorsion. Alors que cette spécialiste insiste, avec nuance et intelligence, sur la complexité de la compréhension de la notion même de risque, sur la nécessité de pédagogie rationnelle, sur la nécessaire prise en compte des cultures et des personnes, le sous-tire du journal résume : « Elle milite pour une approche socioculturelle favorisant l’acceptabilité des mesures drastiques à appliquer » Favoriser l’acceptabilité de mesures drastiques à appliquer ? Voila ce qui me fait froid dans le dos ! A appliquer pour qui, par qui, pour quoi ? Qui décide ? Le débat démocratique doit-il céder la place à la “vérité” des experts ? Au nom de quoi ?
Il ne s’agit aucunement de nier les risques, mais d’apprendre à faire avec. Il ne s’agit nullement de tout accepter, mais de savoir au contraire se révolter à bon escient. Car si la peur paralyse, la colère et la révolte peuvent être fécondes ! Et pour construire un monde nouveau, plus riche humainement, plus respectueux des cultures et des êtres humains, il nous faut (ré)apprendre à prendre des risques, (ré)apprendre à nous révolter, (ré)apprendre à espérer, (ré)apprendre à essayer.
Certes, notre société n’est pas encore au stade que décrivent Orwell ou Huxley. Mais, pour paraphraser l’horloge inventée par quelques “savants” en mal de notoriété au plus fort de la guerre froide, l’apocalypse — celle de notre société libre et plutôt démocratique — n’a jamais été aussi proche.
Pour ce qui me concerne, tant qu’il me restera de l’énergie, je me battrai contre ce monde de la peur qui se dessine année après année. Je me battrai pour un monde de liberté et de responsabilité partagées. Parce que je ne veux pas que mes enfants ou mes petits-enfants vivent dans une prison, aussi dorée soit-elle.