Quand ils ont matraqué et embastillé les nationalistes corses, je n’ai rien dit… je n’étais pas nationaliste corse. Quand ils ont matraqué et embastillé les Gilets jaunes, je n’ai rien dit… je n’étais pas Gilet jaune. Quand ils ont matraqué et embastillé des étudiants, je n’ai rien dit… je n’étais pas (plus) étudiant. Quand (un peu plus loin), ils ont matraqué et embastillé les indépendantistes catalans, je n’ai rien dit… je n’étais pas Catalan… etc.
La litanie pourrait continuer, tant la répression va bon train en France… et en Espagne. Car, même si les autres pays européens ne sont pas toujours des modèles de vertu démocratique, force est de constater que deux pays se distinguent depuis quelques mois : la France de Macron, l’Espagne de Sanchez. Deux pays qui ont à leur tête des gouvernements sensés faire barrage au populisme. Et qui, pour ce qui concerne la France en tout cas, sont les plus répressifs depuis… la Guerre d’Algérie.
Silence, on réprime !
Certes, depuis la Guerre d’Algérie, les armes utilisées ont changé. Elles tuent moins, mutilent plus : dès janvier 2019, on comptait plus de 1700 blessés parmi les manifestants Gilets Jaunes, dont 13 ayant perdu un œil. En trois mois, donc ! Et ça continue depuis. Certes, les outils de répression judiciaires ont changé : la Cour de sûreté de l’Etat et les tribunaux d’exception ont cédé leur place aux juridictions anti-terroristes et aux… lois d’exception prétendument votées exclusivement pour contrer la menace islamiste.
Mais le processus répressif exprime bien la même volonté de casser tout mouvement de protestation qui pourrait remettre en cause la ligne intangible d’un gouvernement qui abuse du pouvoir que lui a confié une minorité d’électeurs en 20171. Il en abuse parce que son véritable programme, sous la contrainte économique, consiste à déclasser sa base électorale elle-même, pour préserver les intérêts des couches privilégiées qui l’ont soutenu et le soutiennent encore. Il en abuse parce que les contre pouvoirs traditionnels de la République sont exsangues. Il en abuse parce que la société reste globalement atone devant ces abus.
Car, si une telle répression avait lieu au Chili ou en Argentine, avec une telle constance — cela fait maintenant 14 mois que le même scénario se répète inlassablement —, l’ensemble des médias et des intellectuels bien pensants auraient, on peut le parier sans risque, crié à la dictature. Ici, les voix qui se lèvent restent bien timides. D’où ce lancinant rappel du poème de Martin Niemöler qui s’est imposé à mon esprit.
La Corse, un cas particulier
En matière de répression, notre île jouit d’un incontestable privilège. Le déploiement de force disproportionné qui a présidé à l’arrestation de 11 jeunes corses ce lundi le rappelle. Privilège dû à l’ancienneté sûrement : quarante ans de lutte nationale durant lesquels les périodes où le gouvernement français a choisi le dialogue restent l’exception. Privilège dû à l’insularité : si quelques voix s’élèvent sur le continent contre la répression des Gilets jaunes ou des manifestants contre la réforme des retraites, celles qui protestent contre les excès de la répression contre les nationalistes corses sont presque exclusivement… corses. Privilège probablement aussi dû à la gravité de la mise en cause du pouvoir : contester une politique économique, passe encore, mais contester des institutions tient du crime de lèse-majesté.
Il faut dire qu’on cumule ici les effets de la mauvaise politique conduite à Paris : inégalités criantes entre quelques super privilégiés qui colonisent (ou vendent, c’est selon) notre terre d’une part, une grande majorité d’autre part qui fait de la Corse la “région” la plus pauvre de France ; incompréhension, voire mépris pour les spécificités d’un territoire agricole, comme l’ont illustré une fois de plus les multiples incidents liés à la non reconnaissance de nos pratiques pastorales ; intransigeance absolue contre toute forme d’autonomie, pourtant souhaitée par une large majorité de l’électorat corse.
Alors, on subit aussi plus fortement la politique répressive. Certes, c’est en région parisienne que les “forces de l’ordre” avaient fait s’agenouiller des lycéens il y a quelques mois, mais il y avait peut-être l’excuse d’être dans le feu de l’action. Ici, c’est à 6h du matin, et plus de six mois après les faits qui leur sont reprochés, que des CRS ou policiers, armés et casqués, cassent les portes et saisissent 11 jeunes, alors qu’une simple convocation aurait très probablement suffit. Et c’est ici qu’un leader syndical agricole est condamné à six mois de prison avec sursis pour un bureau cassé, alors que les militants syndicaux qui avaient arraché la chemise du DRH d’Air France n’ont eu droit qu’à 3 mois… Un meuble cassé en Corse vaut plus qu’une personne molestée à Paris ?
Refuser de se résigner…
Face à ces abus qui durent, le risque majeur est de finir par s’y faire. Et pourtant, ils sont inadmissibles. Comme est inadmissible la volonté d’un Etat d’accorder une plus grande priorité à combattre en Corse les nationalistes que le crime organisé. Comme est inadmissible l’utilisation de législations faites spécifiquement contre le terrorisme islamiste meurtrier — le FIJAIT par exemple — à l’encontre d’anciens prisonniers corses dont les actions, si elles peuvent être jugées répréhensibles par certains, n’ont rien à voir avec les tueries de masse du Bataclan ou de Manchester.
Ne pas se résigner face à l’intolérable est un devoir d’humanité. Parce que, si le pire n’est jamais sûr, il est toujours possible. « Le monde est menacé davantage par ceux qui tolèrent le mal que par ceux qui s’emploient activement à le faire », nous disait Albert Einstein.
C’est aussi, chez nous, un impérieux devoir politique. Le meilleur service que nous puissions rendre aux Français, est de créer les conditions politiques qui nous permettront de nous affranchir de la tutelle d’un Etat dont le bilan de deux siècles et demi de domination sur notre île est globalement négatif. Car, quand nous y serons parvenus, la France devra enfin faire face au choix entre l’approfondissement de la démocratie ou le raidissement mortifère sur le passé. Je ne doute pas qu’elle finira par choisir la première option. Aucun Etat n’a jamais construit une légitimité durable sur la répression et le mépris.
=======================
↑1 43,6% des inscrits au second tour de la Présidentielle de 2017.