Je suis frappé, à la lecture de la presse française et européenne, ou en parcourant les réseaux sociaux, de l’impression que nous ne sommes plus d’accord sur rien. La polémique, les conflits de toutes sortes y occupent une place qui, me semble-t-il, est incroyablement plus prégnante qu’il y a quelques décennies. Pourquoi, alors même que la chute du mur de Berlin nous promettait naguère « les dividendes de la paix »? Pourquoi, alors même que, malgré les distorsions et les inégalités, les Européens dans leur ensemble vivent mieux, plus confortablement et plus longtemps qu’il y a trente ou quarante ans, que les guerres de décolonisation sont finies, que les grands conflits sociaux des années 60-70 ont quasiment disparu ?
Et si les graines de la discorde étaient semées sciemment par certains ? Il n’y a place sur ce blog pour aucune théorie du complot. Mais ne pas être paranoïaque n’exclut pas d’essayer de comprendre ce qui défait nos sociétés comme jamais en ce début de XXIe siècle…`
Rien ne va plus…
J’avais 7 ans à la fin de la Guerre d’Algérie, 13 ans en 1968. C’est dire si mon enfance et mon adolescence ont connu des périodes de conflit, et même de guerre ouverte et meurtrière. Et pourtant, il me semble que cette époque était une époque où des consensus restaient possibles. Peut-être les brumes de l’enfance l’embellissent-elle ? Et pourtant, objectivement, tentons une comparaison. Pendant ces conflits, qu’il s’agisse des guerres de décolonisation ou des luttes sociales, deux camps s’affrontaient. Mais, au sein de chaque camp, des compromis se faisaient, des consensus se dégageaient. Et, plus encore, certaines questions n’étaient pas sujet à controverse : l’indépendance nationale, l’Europe, la défense, la démocratie, la famille même faisaient l’objet d’assez larges consensus.
Aujourd’hui, tout est sujet à conflit : le changement climatique, la famille, la notion même de nation, la religion, la technologie, l’Europe, les vaccins, la place de la démocratie dans une société “post-démocratique”, le travail, l’école, sont venus rejoindre, dans les sujets de polémique, les thèmes plus traditionnels de lutte des classes ou de lutte des empires.
Qu’est-ce qui fait consensus aujourd’hui ? Je peine à trouver une réponse. Même la « trêve de Noël » devient sujet de conflit ! Les traditionnelles crèches n’ont-elles pas, ces dernières années, donné lieu à dispute et à saisine des tribunaux ?
Trois facteurs majeurs
Pour tenter de comprendre, il me semble que la simple invocation de la nature humaine ne suffit pas. Certes, notre espèce ne s’est pas distinguée au cours des siècles par un pacifisme tonitruant. Mais la période actuelle me semble montrer une exacerbation que je ne retrouve à nulle époque historique. Beaucoup font le parallèle entre aujourd’hui et les années trente. Mais c’est oublier un peu vite les plaisirs du Berlin de l’entre-deux-guerres (avant l’accession de Hitler au pouvoir, bien sûr) que rappelle une œuvre comme Cabaret, fondée sur des écrits de l’époque. C’est oublier la folle insouciance des années d’avant-guerre, la joie des congés payés du Front Populaire… Dans les années trente, alors que les nuages s’accumulaient, l’insouciance dominait. Aujourd’hui, alors que la situation semble objectivement plus sereine, la crispation domine.
Trois facteurs explicatifs, à mes yeux, peuvent être avancés. Ils sont sûrement incomplets et insuffisants, mais ont l’avantage de nous aider à dégager des alternatives.
Le premier est la formidable mutation que nous vivons, avec la perte de repères qui l’accompagne. Cette explication ne me satisfait pas complètement, mais elle mérite néanmoins d’être considérée. Le monde n’est pas devenu plus complexe, mais la perception de sa complexité s’est généralisée. La révolution d’Internet le met à portée de main pour tous. Les enjeux technologiques sont discutés au café du commerce des réseaux sociaux. Les avis les plus saugrenus ont droit de cité au même titre que ceux des experts les plus réputés. A cette révolution technologique s’ajoute une révolution démographique : la population mondiale a cru deux fois plus au cours des cinquante dernières années qu’au cours de la période allant de l’origine de l’homme à 1950. Les problèmes environnementaux en découlent, en même temps que se pose de façon accrue la question de à qui appartiennent les territoires. Les migrations dans un monde à 8 milliards de personnes ne sont pas de même nature que dans le même monde à moins de 2 milliards. Et bien évidemment, l’économie mondiale en est aussi impactée avec violence. Le résultat global de cette mutation est que, pour la première fois depuis des générations, la confiance dans l’avenir, l’idée que demain sera mieux qu’hier, a fondu. Et, quand on croit que le bonheur, c’est toute de suite ou jamais, n’y a-t-il pas une incitation forte à l’égoïsme, au chacun pour soi, et donc au conflit ?
Pourtant, ne pourrait-on pas imaginer que l’importance des défis à relever conduise, au contraire, à se serrer les coudes, comme sur un bateau dans la tempête. Pourquoi n’en est-il rien ?
Un deuxième facteur entre en jeu, l’action volontaire des élites en semeurs de zizanie. Ce sont en effet ces élites politico-économiques qui ont le plus à perdre dans les mutations en cours. Leur domination repose sur l’ordre du monde ancien, tel qu’il existe au moins depuis la révolution industrielle du XVIIIe siècle : un monde dominé par l’Europe — à laquelle sont venus s’ajouter les Etats-Unis un siècle et demi plus tard —, un monde occidental régi par la démocratie représentative, imposant sa domination à l’Asie et à l’Afrique, un monde dominé par la bourgeoisie, un monde où les classes moyennes servent d’amortisseurs entre les élites dominantes et les couches les plus revendicatrices des peuples. Or, l’évolution de l’économie mondiale, poussée par l’explosion démographique, met à mal les classes moyennes. Elles n’ont plus envie, comme l’illustre en France le mouvement des Gilets jaunes, de jouer les amortisseurs. Alors, nos élites recourent à une tactique vieille comme le monde : diviser pour mieux régner. Nous avons évoqué ce type de stratégie, la stratégie de tension, dans un précédent article. Non pas que nos élites n’aient pas de projet ! Mais leur projet, qui consiste à sacrifier les couches moyennes pour maintenir leurs propres intérêts, n’est simplement pas avouable. Alors, on crée des tensions, on multiplie les provocations, on restreint les libertés, on instrumentalisme le terrorisme, on joue sur les peurs, on développe la méfiance. Tout est bon pour éviter que n’émerge un consensus de changement. La France a, en l’occurrence, un tropisme particulier. En octobre 2007, deux chercheurs publiaient un ouvrage intitulé La Société de défiance 1 . Yann Algan et Pierre Cahuc s’y interrogeaient sur les sources du déficit de confiance propre à la société française. Leur réponse est sans appel : la conjonction d’étatisme et de corporatisme qui fonde le modèle social français d’après-guerre est délétère. Les choses ne se sont pas arrangées depuis 2007 en matière de défiance ! Et nos élites, dans ce système étatiste qu’est la France, disposent de tout l’appareil d’Etat pour ajouter de la tension au substrat déjà marqué par la défiance. Diviser est en France un jeu d’enfant, même si régner y reste difficile…
Pour compléter le tableau, un troisième facteur doit être cité : le rôle des médias, traditionnels ou réseaux sociaux. Quand on ouvre les journaux — écrits ou audiovisuels —, quand on parcourt Facebook ou Twitter, comment ne pas être frappé par la tonalité polémique qui domine ? Certes, les médias, sous toutes leurs formes, sont un miroir de notre société. Mais un miroir déformant. La compétition entre organes de presse, et leur compétition avec les réseaux sociaux, semblent les conduire à flatter notre sens du pathos plutôt que notre logique. Ainsi, on substitue le ressenti à l’explicatif, on y fait la part belle aux images, on préfère juger qu’expliquer. Jung écrivait : « Penser est difficile, c’est pourquoi la plupart se font juges ». Nos médias lui donnent raison quotidiennement. Et cette logique amplifie naturellement les divisions, dans un cercle vicieux sans fin : quand on jette de l’huile sur le feu, on est bien ensuite contraint, par le devoir d’informer, de montrer l’incendie et donc… de continuer à l’alimenter. Notre Petit dictionnaire des manipulations en démonte parfois quelques mécanismes.
Choisir une autre voie, c’est possible
Il n’y a pas de fatalité à ce que l’incertitude d’un monde en mutation sème partout des graines de discorde.
On ne peut pas réduire artificiellement la complexité du monde, mais on peut l’expliquer, et même en faire une opportunité. Si l’uniformité est souvent un facteur d’efficacité, la diversité est reconnue comme un facteur de résilience et d’innovation. Profitons donc des multiples fenêtres sur le monde que nous ouvrent les technologies pour apprendre des autres, pour nous questionner, pour trouver de nouvelles options. Dans son livre “L’innovation frugale” (Jugaad innovation en version originale2 ), Navi Radjou montre comment l’exemple de pays moins développés que l’Europe ou les Etats-Unis — l’Inde en particulier, en l’occurrence — peut nous permettre de découvrir d’autres façons de faire, plus efficientes.
On peut aussi refuser de laisser nos élites nous enfermer dans leur logique. Celle-ci est de toute façon dépassée. Les Etats-nations qu’elles dirigent ont terminé leur mission dans l’histoire, nous avons eu maintes fois l’occasion d’en parler sur ce blog. Si nous insistons régulièrement sur le principe de subsidiarité, sur la nécessaire autonomie des nations historiques écrasées au XVIIIe siècle par lesdits Etats-nations, ce n’est ni par sentimentalisme, ni par idéologie. C’est simplement parce que c’est le seul cadre possible pour recréer des consensus nécessaires pour vivre ensemble dans un monde ouvert et complexe.
Enfin, on peut substituer la coopération à la compétition. L’humanité a progressé sur le plan technique, personne ne le remet en cause, même si de plus en plus de personnes questionnent le bien-fondé de cette progression. Mais on oublie parfois que ces progrès techniques ont été rendus possibles aussi par des progrès de la pensée, en particulier dans la façon de traiter les problèmes. Pourquoi faudrait-il laisser au monde de l’entreprise l’exclusivité de méthodologies efficaces d’intelligence collective ? La négociation raisonnée, la pensée latérale, les méthodologies de décision raisonnées sont des outils curieusement absents du monde de la cité, où nous laissons dominer le pathos. Pourtant, ils sont faciles à mettre en œuvre, et peuvent utilement nous aider à prendre ensemble de bonnes décisions, ou à négocier vraiment les choix qui nous concernent. Mais bien sûr, cela ne vaut que dans une communauté suffisamment resserrée pour que l’échange y trouve sa place. Ce qui nous renvoie au principe de subsidiarité…
Construire une société apaisée n’est pas seulement une exigence morale. C’est une exigence d’efficacité pour relever les défis de notre siècle. Pour ce faire, il faut dénoncer sans relâche les puissants qui divisent pour mieux régner, et les hérauts qui amplifient tout ce qui fait polémique. Et s’attacher, chez nous, à mettre en valeur le socle qui nous est commun, non contre les autres, mais pour nous mêmes.
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↑1 La société de défiance – Comment le système français s’autodétruit, par Yann Algan et Pierre Cahuc – Editions Rue d’Ulm – octobre 2007
↑2 Jugaad Innovation – Think frugal, be flexible, generate breakthrough growth, par Naji Radjou, Jaideep Prabhu et Simone Ahuja – John Wiley & Sons Ed. – Avril 2012.