Petit dictionnaire des manipulations : Histoire

dictionary-432041_960_720L’histoire est un domaine qui relève des sciences humaines. L’historien, mais aussi celui qui fait référence à l’histoire parce que sa culture le lui permet, bénéficie de ce fait d’une sorte de légitimité de savoir : on l’écoute. Il semble porteur d’une vérité qui en impose. Et cela d’autant plus que l’histoire n’est pas une discipline anodine : par construction, elle traite des racines, des fondements de ce que nous vivons aujourd’hui. Tout se passe en fait comme si elle contenait en germe notre réalité d’aujourd’hui. Y faire référence dans des contextes actuels paraît donc d’autant plus légitime. 

Et pourtant… De tout temps, l’histoire a été utilisée pour manipuler les foules comme les individus. Dans les contextes perturbés que nous connaissons aujourd’hui en France, en Europe et ailleurs, elle est plus que jamais mise à contribution pour le meilleur, certes… mais aussi pour le pire. 

Comme nous le faisons pour chacun des mots figurant dans notre Petit dictionnaire des manipulations, nous vous proposons quelques pistes aujourd’hui pour comprendre les mécanismes mis en oeuvre pour nous manipuler, repérer des signaux d’alerte, enfin voir comment s’en protéger.

L’histoire au service de la construction des mythes

De tout temps, l’histoire a été mise à contribution par les tenants de l’autorité pour renforcer leur légitimité ou donner un sens spécifique à leur action. Ainsi, par exemple, dans les temps où cette discipline n’était encore qu’en construction, elle était évoquée par les princes ou comtes de ce qui deviendra la France, lorsqu’ils se présentaient comme les héritiers des Troyens : une généalogie précise, quoi que tout à fait fantaisiste, les faisait personnellement descendre des dirigeants de la ville d’Asie Mineure disparue — de quoi renforcer le prestige de leur lignage… Corrélativement, affirmer que Francs, Gaulois et autres occupants ou envahisseurs successifs du territoire étaient en réalité tous descendants de Troyens, leur a permis de nourrir l’idée d’un peuple unique ou du moins homogène — l’ébauche d’un concept de nation française. 

L’histoire s’est par la suite constituée petit à petit en science. Pour autant, même si son utilisation dans la construction des mythes nationaux est devenue moins caricaturale, la pratique en a perduré au fil des siècles. 

vercingétorixAinsi, pour rester sur le cas français, Vercingétorix, est devenu au XIXe siècle un héros dont vont se saisir tour à tour les dirigeants français pour refaire l’unité nationale lors de moments particulièrement critiques. S’il n’est pas le premier à l’utiliser, c’est Napoléon III qui donne « de l’épaisseur historique » au personnage jusque-là pratiquement inconnu des Français : les sources historiques sont indigentes en la matière. L’empereur engage plusieurs chantiers de fouilles et inaugure une série de statues qui vont lui être élevées partout en France. « Popularité orchestrée par le pouvoir politique ravi de trouver, par delà la Révolution et ses divisions, un ralliement à un lointain passé que l’on peut, à loisir, parer des couleurs de l’unité », explique Claude Lémie (L’Histoire n°83, p78). De la guerre de 1870 — il faut souder la nation contre les envahisseurs — à la collaboration vichyste — Vercingétorix, entend-on dans un discours de 1942, a fait don de sa personne à la France, comme Pétain —, en passant par le De Gaulle de la libération qui le décrit comme « le premier résistant de l’histoire de France »… jusqu’au patronage par François Mitterrand d’une nouvelle opération archéologique en 1985, le mythe de Vercingétorix est repris, resservi, accommodé aux besoins de toutes les tendances politiques. N’oublions pas que c’est son casque qui figurera dès 1925 sur les paquets de Gauloises — nom choisi à dessein en 1910 : on est en plein dans la période revancharde qui précède la première guerre mondiale.

On pourrait également citer le cas de Jeanne d’Arc, au pouvoir fédérateur assez tardif et dont l’image figurera même sur des boites de camembert.

Héros ou événements “fondateurs” cristallisent ainsi tout un imaginaire pieusement entretenu voire même parfois élaboré de toutes pièces — que l’on songe à la prise de la Bastille et à l’écart qui sépare la réalité de l’événement, sans véritable éclat, de la capacité évocatrice dont il est porteur aujourd’hui.

bastille

Les hommes ont besoin de donner un sens à leur communauté et à leur destin commun. Qu’ils le puisent dans l’histoire n’a évidemment rien en soi de condamnable. Cela paraît même très sain. La manipulation intervient lorsque l’histoire est par trop déformée pour coller au message — c’est le cas quand, dans le cas des Gaulois héritiers des Troyens, elle a pour objectif d’effacer une autre réalité : la mosaïque de peuples divers qui occupent le territoire. Ou quand le mythe ainsi élaboré est récupéré dans un contexte totalement différent, pour y transposer “naturellement” les valeurs et croyances dont il est porteur — la récupération de Jeanne d’Arc par certains mouvements contemporains en est un bon exemple. 

Le parallèle historique n’a pas que des vertus

Autre type de manipulation par l’histoire : le parallèle historique. Ici également, la démarche a de grandes vertus. L’histoire est en effet un outil qui permet d’éclairer le présent, d’aider à l’analyse, de faire réfléchir aux risques des situations que nous vivons comme aux parades possibles, même si l’histoire ne se répète pas. 

raconter une histoirePourtant, la démarche peut facilement être détournée. Car le parallèle historique est un outil pédagogique puissant, un outil d’autant plus percutant que rapporter des évènements du passé s’apparente au récit, avec toute la dimension onirique que cela peut susciter. Lorsque vous racontez “de l’histoire”, vous n’êtes pas loin de raconter “une histoire”. L’auditoire se laisse d’autant plus facilement séduire.

S’ajoute également à cela le petit frisson qui accompagne généralement l’énoncé de prédictions, pour peu que le rédacteur, ou l’orateur, sache rester suffisamment allusif dans le rapprochement qu’il fait entre situation passée et situation présente : une part de mystère — voire de magie — qui parle non à la raison, mais aux émotions. C’est l’art de suggérer sans dire : les conséquences de l’événement historique évoqué deviennent implicitement les attendus — espérés ou redoutés — de l’événement présent. Le parallèle est d’autant plus puissant que les événements historiques appelés à la rescousse sont intégrés fortement dans l’arrière-plan culturel des destinataires du message et renvoyés au contexte global dans lequel se déroulait cet événement historique. L’imagination fait le reste. C’est exactement ce qui est à l’oeuvre dans les références permanentes aux années trente, orchestrées depuis plusieurs mois par les responsables politiques et largement diffusées par la presse et les réseaux sociaux. 

Ainsi, l’histoire appelée en miroir permet d’envoyer un message implicite et de donner un sens spécifique — mais pas forcément pertinent — à des situations ou des événements contemporains. Comparaison n’est pas raison.

Comment se prémunir contre ces deux types de manipulation ? 

L’exercice est d’autant plus difficile que ces démarches ont leur légitimité. La réponse, cette fois encore, réside dans la capacité de vigilance de chacun. Toute référence historique dans un discours, a fortiori tout parallèle historique doivent éveiller notre esprit critique : que savons-nous de ce point d’histoire ? Quels compléments d’information pouvons-nous recueillir ? Avec ce nouvel éclairage, le parallèle nous paraît-il toujours aussi pertinent ? Quel message celui qui tente ce parallèle veut-il nous faire passer implicitement ? Quelles conséquences pense-t-il que nous allons en tirer ? Et qu’est-ce que cela pourrait légitimer dans l’avenir ? Expliciter tout cela au lieu de se laisser envahir par les images évoquées, c’est déjà faire preuve de lucidité. 

La nécessaire subjectivité de l’historien

Et plus que tout, sans doute, rester conscient qu’il n’y a pas d’histoire objective 1 : ainsi, la critique d’une utilisation de l’histoire, ou d’un énoncé historique, au seul prétexte du manque d’objectivité “évident” de l’auteur concerné, a paradoxalement toutes les chances de relever d’une tentative de manipulation du lecteur ! De la même façon, la présentation d’un énoncé historique comme “totalement objectif” portera en elle-même les prémices d’une manipulation et doit donc éveiller notre attention. 

En résumé, trois antidotes à la manipulation par l’histoire : développer un réflexe de questionnement chaque fois que l’histoire est mise à contribution pour éclairer le présent, renforcer ses connaissances historiques et, quoi qu’il en soit, garder à l’esprit que l’histoire reste un domaine subjectif. 

1 Lire à ce sujet le chapitre passionnant qu’Hannah Arendt consacre à l’histoire dans son livre La crise de la culture.

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