Petit dictionnaire des manipulations : Fumée

dictionary-432041_960_720Fumée. Il y a celle dont on dit qu’il n’y en a pas sans feu. Il y a celle qui, en écran ou en rideau, cache des vérités qui dérangent. L’une et l’autre ont amplement mérité leur place dans ce petit dictionnaire des manipulations. 

Le feu est-il toujours où l’on croit ?

Un titre d’Ouest-France, le 11 février dernier : « Gilets jaunes. La Porsche du chef Christian Etchebest incendiée à Paris ». Si les Gilets jaunes se mettent à brûler les voitures, eux qui ont démarré leur mouvement pour lutter contre la cherté des carburants, où allons-nous ? Mais en lisant un peu plus en détail l’article, on apprend qu’en fait, « des Gilets jaunes [ont tenté] de protéger le véhicule et d’éteindre l’incendie avec un extincteur. » On apprend plus loin que l’auteur du méfait serait en fait un jeune homme appartenant au « Black Blocs » (sic), connu des services de police. Il aurait également mis le feu à un véhicule militaire en mission Vigipirate.

Autre média, même période : « Comment peut-on défiler aux côtés de gens qui laissent sans réagir des inscriptions antisémites ?» référence à l’odieux Juden sur une devanture de Bagelstein. On apprend très vite, de la bouche même du patron de ce magasin, que les tags n’ont pas été faits pendant la manifestation, mais au cours de la nuit précédente, et que la manifestation n’est pas passée par là. Ce qui n’empêchera pas le journaliste politique Dominique de Montvallon de suggérer ensuite que c’est « par crainte des ennuis » que le patron du fast food a disculpé les Gilets jaunes.

On pourrait, en cette période de tension, multiplier les exemples d’insinuations non fondées sur des faits. Ainsi, sans le moindre début de commencement de preuve, l’incendie de la résidence secondaire de Richard Ferrand a été implicitement attribué par l’ensemble, ou presque, de ses collègues députés, à des causes politiques. Non précisées, bien sûr, mais quand un député écrit : « A travers le Président de l’Assemblée Nationale, toute la République est visée, la démocratie mise en cause. », n’est-ce pas une exclusion a priori de l’hypothèse d’un “simple” crime crapuleux, ou de la vengeance d’un voisin, ou etc. ?

Car ce dont il est question ici, ce n’est pas de la condamnation de faits bien évidemment condamnables, c’est de la précipitation à les attribuer à un groupe donné. Un Premier Ministre espagnol en avait fait les frais il y a 15 ans lors du dramatique attentat de Madrid, le 11 mars 2004. Jose Maria Aznar avait aussitôt attribué l’attentat à l’ETA. La revendication, puis l’enquête qui suivit mit en réalité en cause Al Qaida, qui aurait voulu punir l’Espagne de son intervention militaire en Iraq et en Afghanistan. Aznar en perdit les élections qui suivaient. Mais qu’y perdirent les Basques de l’ETA et de Batasuna ?

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Car ce type de fumée a un but : jeter le discrédit sur un groupe, une faction, un parti, un pays parfois. Nous avons déjà fait référence, dans un autre article, à Francis Bacon, qui écrivait « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose  1 ». C’est bien là que se situe la manipulation. Rien de ce qui est cité dans les lignes qui précèdent n’est vraiment taxable de diffamation. Même l’ETA ne pouvait attaquer Aznar sur ce thème. Mais l’insinuation est ainsi faite qu’elle entre dans nos esprits, et qu’elle se réveillera en établissant des liens, plus tard, si d’aventure le groupe visé commet réellement quelque exaction, en effet cumulatif. En vertu de ce fameux « Il n’y a pas de fumée sans feu », n’entendons-nous pas souvent des « Bon d’accord, c’est pas eux cette fois, mais il en sont capables, et ils recommenceront sûrement… » ?

Un rideau, c’est fait pour cacher

Autre histoire dans notre actualité politique : le lapsus du Premier Ministre à Nantes, s’adressant à la Présidente de la région des Pays-de-la-Loire en l’appelant « Madame la Présidente de Bretagne ». Lapsus, avez-vous dit ? Est-ce si sûr ? Quand on sait la sensibilité des Bretons à tout ce qui peut évoquer le retour de la Loire-Atlantique en Bretagne — sensibilité que n’ignorent ni Edouard Philippe, ni son Ministre de l’Environnement François de Rugy, ni son Ministre des Affaires Etrangères Jean-Yves Le Drian — on ne peut qu’admirer le sens de l’à-propos de l’inconscient du Premier Ministre. Cette saillie a occupé le devant de la scène pendant plusieurs jours, éclipsant toute analyse sérieuse du Contrat de Plan avec la Région Bretagne, signé le lendemain à Rennes dans des restes d’éclats de rire. Et pourtant, ça avait bien mal commencé, le Président de la Région Bretagne menaçant de ne pas signer ce contrat à cause de nombreux aspects nuisibles à la langue bretonne. Comment masquer une volte-face sans perdre la face ?

Alors, vrai lapsus, ou chiffon rouge pour attirer l’attention ? On peut se poser le même type de question d’ailleurs sur la mise en avant des relents patriotiques, voire cocardiers — affichage du drapeau et de l’hymne national français— de la loi sur “l’école de la confiance”, qui en ferait presque oublier comment la réforme du bac met en danger nos langues corse, bretonne, basque…

HMS_Cleopatra_smokeParadoxalement, le rideau de fumée, qui masque la vue, peut en effet être remplacé, en politique  en particulier, mais aussi dans toutes les branches du renseignement, par le fait d’attirer le regard dans une autre direction. Il s’agit en fait davantage de leurres, qui sont la version moderne de l’écran de fumée qui dérobait jadis les bateaux ou les régiments à la vue des artilleurs ennemis. L’effet est le même : rendre indiscernable la vérité que l’on veut cacher. Rideau de fumée et leurres fonctionnent en cela comme le talus que nous évoquions dans une précédente entrée de ce dictionnaire.

Antidotes

Pour paraphraser une formule célèbre, je dirais que, vis-à-vis de ce type de manipulation, comme de bien d’autres d’ailleurs, il y a trois façons de se protéger. Premièrement, s’informer ; deuxièmement, s’informer ; troisièmement, s’informer.

Toute manipulation a pour but de masquer, de camoufler, de transformer l’information. Il importe donc de retourner à la source, à l’information non transformée. Tout jugement non étayé par des preuves doit éveiller notre esprit critique. Toute hypothèse non démontrée devrait nous conduire, surtout si elle nous plait, à tester l’hypothèse opposée dans une sorte d’expérience de pensée. Et toute fumée devrait nous inciter à une double question : quelle information importante pourrait cacher cette fumée ? Quelle insinuation véhicule la mise en avant de cette fumée dont on dit tant qu’elle n’existe pas sans feu ?

Car, généralement, les réponses à ces questions peuvent se trouver, avec un effort pas toujours si important. Il suffit même parfois de lire l’article, au-delà du titre, comme le sherlock-holmes-147255_960_720montre le premier exemple cité ! Plus généralement, la multiplication des fake news a entrainé dans son sillage la multiplication des sites de fact-checking. C’est par un tel site qu’est venue la déclaration du propriétaire du Bagelstein tagué. N’est-il pas sage, quand on constate une hypothèse non étayée, de prendre quelques instants pour s’y référer ? Ce n’est pas vérité d’évangile, mais, au moins, cela permet d’avoir différentes versions d’une vérité, ou d’une pseudo vérité, complexe. Quant aux rideaux de fumée, notre société du spectacle les rend malheureusement facile à mettre en place. Pour les percer, il suffit souvent de se poser la question de savoir si “l’information” qui occupe le devant de la scène est si importante qu’elle mérite toute cette place. Et, si la réponse est non, d’aller alors chercher, dans le contexte, quelle autre information est passée inaperçue : elle est probablement quelque part, sur les réseaux sociaux, dans la presse non “mainstream”, voire dans des libelles d’opinion, qui constituent aussi une information.

Notre société médiatique de l’immédiat, où l’anecdote remplace l’analyse, nous expose à une multiplication des manipulations au quotidien. La seule réponse pour continuer à exercer librement notre jugement, c’est de développer notre esprit critique en allant chercher l’information au plus près de la source. Un peu de discipline intellectuelle peut nous permettre de ne pas nous laisser enfumer ! 

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Des lecteurs m’ont signalé que les exemples choisis dans notre Petit Dictionnaire des Manipulations faisaient la part belle à un “camp” plutôt qu’à l’autre, étaient “one-sided”, comme le disent nos amis anglais. Ce n’est pas complètement faux. La raison va au-delà de notre inclination naturelle, à Liassi !, à prendre plutôt parti pour les faibles que pour les forts. Il se trouve que les détenteurs d’un pouvoir, politique, médiatique ou économique, peuvent beaucoup plus facilement mettre en place une manipulation que leurs challengers ! Mais nous sommes conscients que cette règle souffre des exceptions, comme le rappellent les théories complotistes qui fleurissent de tous bords. Alors, bien sûr, nous invitons chacun à mettre en œuvre les quelques recommandations que nous indiquons dans ces articles, dans tous les cas, pour tous “camps”. Une telle discipline ne pourrait qu’avoir des effets bénéfiques sur notre lucidité collective…

1 “Audacter calumniare, semper aliquid haeret” — Francis Bacon – The Advancement of Learning – The Second Book chap 23

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