Deux moteurs essentiels semblent nous faire bouger, que ce soit individuellement ou collectivement : la peur ou l’envie. Ces deux moteurs génèrent deux types de stratégie pour provoquer et conduire des changements. Quelles sont-elles ? Qu’en est-il aujourd’hui en France et en Corse ? C’est la réflexion que je vous propose d’entamer dans cet article, appliquée au champ politique. En étant bien conscient, comme le disait Napoleon, que « la stratégie [reste] un art d’exécution. » Mais rien n’empêche d’essayer d’y voir clair, quitte à simplifier un peu au passage.
Aller vers ou Eviter de ?
Dans Lumière d’Août, William Faulkner écrit : « […] un homme craint davantage ce qui pourrait lui arriver que les ennuis qu’il a déjà soufferts. Il se cramponne aux ennuis qu’il a déjà soufferts plutôt que de risquer un changement. 1 » Changer est difficile. A titre individuel, nous en avons probablement tous fait plus ou moins l’expérience une fois dans notre vie. A titre collectif, c’est encore plus difficile, car les freins, quelques divers qu’ils soient, s’ajoutent, alors que des motivations diverses peuvent se neutraliser.
La première idée qui vient pour convaincre de changer, c’est d’en donner envie. En entreprise, c’est ce que tentent d’articuler les projets stratégiques. En politique, les gens de ma génération ont entendu maintes fois parler des lendemains qui chantent, ont connu le Programme commun de la Gauche d’avant 1981, ont probablement structuré leur pensée de citoyens en comparant les projets, les programmes des différents candidats. Pour le leader politique, il s’agissait de convaincre que son projet était le plus à même de satisfaire les critères, les aspirations vers lesquelles voulaient aller les citoyens. La campagne de François Mitterrand en 1981, “La Force tranquille”, entrait dans cette rubrique. Sans discuter ici la pertinence ou la sincérité des promesses, soulignons que les programmes politiques cherchaient à convaincre d’aller vers ce que nous promettaient leurs défenseurs.
Puis est venu le temps des désillusions, en même temps que la prise de pouvoir des conseillers en marketing. La stratégie de la gauche alors au pouvoir a changé. En 1986, le thème majeur de sa campagne était “Au secours, la droite revient !”. Il ne s’agissait plus de donner envie du futur, mais d’en faire peur. Je ne listerai pas les thématiques de toutes les campagnes présidentielles ou législatives en France au cours de ces quatre dernières décennies, ce serait fastidieux. Notons simplement au passage que “L’autre politique”, slogan de Lionel Jospin en 1997, repris dans sa campagne malheureuse de 2002, s’inscrit dans une stratégie très différente de celle de la Force tranquille : elle définit ce qu’elle ne veut pas être plus précisément que ce qu’elle veut être. Dans le même esprit, depuis 2002, un des thèmes dominant des campagnes présidentielles et des alliances politiques a été d’éviter, d’empêcher, le Front National, ou plus généralement l’adversaire, d’arriver au pouvoir. Ainsi François Hollande a, dit-on, réuni tous les anti Sarkozy, et Emmanuel Macron en 2017, après Jacques Chirac en 2002, a été le barrage anti Le Pen…
Ces deux types d’approche ne parlent pas qu’à notre raison. Ils s’appuient sur deux clés opposées de notre inconscient que nous révèle la PNL en matière de direction de nos actions. Le premier s’appuie sur ce que nous appelons une direction “aller vers”. Nous voulons aller vers la satisfaction de nos aspirations, de nos critères, en participant, de façon plus ou moins active, au projet qui nous est proposé. Le second s’appuie sur ce que nous appelons en PNL une direction “éviter de”. Nous voulons éviter de ne pas satisfaire nos critères, nos aspirations, et sommes sensibles à ceux qui soulignent avec talent ce que nous devons fuir, qu’il s’agisse de “la droite [qui] revient” en 1986, ou de celle qui occupe l’Elysée en 2002, et dont il convient de prendre le contrepied, en menant une “autre politique”. Dans cet éviter de, on sait parfois mieux ce dont on ne veut pas que ce que l’on veut.
Aller vers la satisfaction de ses aspirations, ou éviter de ne pas les satisfaire, n’est équivalent qu’en apparence, sur le papier. En fait, “ne pas aller vers la frustration” est une tension beaucoup plus forte qu’aller vers la satisfaction. Elle exige de faire vivre en nous la frustration, puis de s’en éloigner. Et en même temps, elle laisse beaucoup de place aux interprétations : il y a souvent bien des façons de ne pas faire quelque chose, et l’évitement laisse beaucoup plus de marges de manœuvre au dirigeant élu que ne lui en laissent les programmes ! Est-ce pour cela que c’est l’approche qui domine notre vie politique depuis plus de 30 ans ?
Stratégie de projet ou stratégie de tension ?
Une stratégie de changement se décline aussi dans la durée, dans l’action au quotidien. Ces deux moteurs — aller vers où éviter de — vont se retrouver sous-jacents dans deux familles stratégiques diamétralement opposées.
La première, je l’ai nommée stratégie de projet. Elle tendra à faire vivre par anticipation le point d’arrivée visé, de façon à donner vraiment envie d’aller vers là. Elle se traduira donc par des descriptions de plus en plus précises de là où l’on veut aller, un rappel régulier du but, une illustration des avancées partielles sur le chemin. En entreprise, où la mobilisation active des équipes est souvent un facteur clé de réussite, c’est le type de stratégie qui sera généralement employé avec succès. La littérature ne manque pas sur le sujet, et le lecteur pourra utilement se référer, par exemple, aux BHAG décrits par Jim Collins dans Built to last. En politique, une stratégie de projet s’attachera à générer de la confiance, à favoriser les discussions, à créer de grands moments de rassemblement où l’on peut discuter du projet. La stratégie de conquête du pouvoir de la gauche française avant 1981 s’inscrivait dans une telle stratégie. On se souvient des grandes fêtes politiques de l’époque, où la musique côtoyait les débats dans une ambiance à la fois bon enfant et créative. Là encore, il ne s’agit pas ici de juger le contenu, mais d’éclairer la façon de faire.
A l’inverse, une stratégie fondée sur l’évitement ne cherchera pas à donner envie, mais à faire peur. Et quel meilleur moyen de faire peur que de créer des tensions, ou à tout le moins de souligner celles qui existent ? C’est ce qui me fait retenir pour la définir le terme de stratégie de tension. Tout sera bon à mettre en scène dans une telle stratégie : la peur de l’insécurité au quotidien, qui rythma la campagne des Présidentielles de 2002, la peur des attentats djihadistes, la peur du chômage, la peur du désordre.
De la conquête à l’exercice du pouvoir
J’ai souligné jusqu’à présent ces deux stratégies, s’appuyant sur nos deux moteurs inconscients contradictoires, déployées dans le cadre de campagnes électorales. Mais bien évidemment, elle se déploient aussi dans l’exercice du pouvoir. Une stratégie de projet se traduira par une approche très pédagogique, par la multiplication de moments d’échange et de concertation, par la réaffirmation permanente du but visé. Une stratégie de tension se traduira par… des tensions, des provocations dont le but est de raviver la peur. Bien sûr, le moteur de l’évitement sera plus efficace quand le but est de pas changer, comme le souligne Faulkner. Mais il peut aussi être utilisé en scénarisant le risque qu’il y a à ne pas accepter les changements voulus par les dirigeants ! La peur de ne pas changer devient alors le moteur espéré. L’idée, qui peut sembler “machiavélique”2 , est de suggérer que le changement “en ordre” promu par le pouvoir est la meilleure protection contre le “changement dans le désordre” attribué aux opposants. A l’inverse d’une stratégie de projet, l’action du pouvoir consistera alors non pas à rendre de plus en plus clair, de plus en plus vivant le but à atteindre, mais à rendre de plus en plus tangibles les risques à ne pas le suivre. Et si la stratégie de tension passe par une répression dure des oppositions, peu importe. Cela apportera de l’eau au moulin au discours rôdé depuis 1968 : “C’est moi ou la chienlit !”, et on ne fait pas d’omelette sans casser quelques œufs.
Toute stratégie réelle est bien sûr une combinaison de ces deux familles. On peut néanmoins, si on les observe avec cette grille de lecture, voir se dégager une dominante. Une dominante stratégie de projet se révélera par le temps passé par les dirigeants à expliquer leur projet, à le rendre vivant aux yeux de tous. Une dominante stratégie de tension se révélera par l’énergie consacrée par les dirigeants à réveiller les peurs, à provoquer les opposants. Car une stratégie de projet ne peut réussir sans la participation active d’une part significative des personnes concernées, alors que le succès d’une stratégie de tension repose sur la passivité.
Travaux pratiques : en France et en Corse
Vous avez reconnu une certaine ambiance politique française actuelle dans ce que je viens d’écrire ? Bingo ! Clairement, la stratégie choisie par La République en Marche est une stratégie de tension, et ce depuis le tout début, depuis la campagne électorale d’Emmanuel Macron, et même avant. Je mets quiconque au défi de décrire avec un semblant de précision le projet de société défendu par le gouvernement français. “En même temps” n’est pas un projet de société que l’on peut dessiner, mais un “non choix”, un évitement. “Le monde nouveau” reste tellement vague que sa seule caractéristique est d’être différent de l’actuel, de ne pas être le monde actuel. Tout cela peut être rassurant, mais ce n’est en aucun cas visualisable. Je ne dis pas qu’Emmanuel Macron et les siens, n’ont pas de projet de société. Je dis simplement que la stratégie qu’ils ont choisie pour y conduire ne consiste pas à donner envie d’y aller, mais à faire peur de ne pas y aller. Depuis son élection, le Président de la République multiplie les petites phrases sur les Français rebelles, sur le pays qui ne veut pas changer, sur le risque qu’il y a à ne pas le suivre — le populisme, le repli sur le nationalisme, le déclassement dans la compétition mondiale —, et ces petites phrases ne sont pas des gaffes, mais bien des actes délibérés destinés à provoquer ou entretenir la tension.
Soyons clairs : Emmanuel Macron n’est pas le seul à utiliser une stratégie de tension. Ses opposants en France ne font guère mieux ! Les Gilets jaunes ne brillent pas par la clarté du projet de société qu’ils défendent, et gauche et droite institutionnelles n’ont pas encore pris le temps de nous expliquer où ils voudraient nous conduire. Cette opposition frontale entre différentes stratégies de tension ne peut que déraper dans l’affrontement. Et c’est ce que l’on observe depuis le début du mouvement des Gilets jaunes. D’un côté, on fustige les dégradations, de l’autre les violences policières. Car montrer que l’autre est le plus dangereux est la clé de ce type de stratégie. Le paradoxe, c’est que celui qui finit par gagner, c’est souvent “le plus dangereux”, car le plus fort, et non le plus convaincant.
De ce côté-ci de la mer, la majorité nationaliste en Corse n’a pas gagné l’Assemblée de Corse en 2017 sur ce type de stratégie, et pour cause. Les Nationalistes ont toujours été présentés par leurs adversaires comme des épouvantails. S’ils ont gagné en 2015 et en 2017, c’est parce qu’ils ont proposé un projet qui a fait envie. Une vision où les Corses peuvent se projeter dans un futur où il seront respectés, où leur langue et leur culture vivront, où ils pourront travailler chez eux, où le bien public l’emportera sur la logique de clan, où le pouvoir politique sera exercé en toute transparence, dans une “maison de verre”. Là encore, je ne cherche pas à conduire un débat de fond pour savoir si les Nationalistes sont ou non capables de mener à bien leur projet, de réaliser leurs promesses. Je souligne simplement que c’est une stratégie de projet qu’ils ont choisie 3 . Et cela est en cohérence parfaite avec le slogan Un Paese da Fà. 4 On ne peut construire un pays sans la participation active de ses habitants, et, comme je l’ai souligné précédemment, seule une stratégie de projet est susceptible de susciter une telle adhésion.
Rien d’étonnant, avec ces choix stratégiques de part et d’autre de la Méditerranée, à la posture actuelle du gouvernement français à l’égard des Corses. Du refus de toute discussion sérieuse sur la modification de la Constitution à la désinvolture insultante de la réponse de la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, Jacqueline Gourault, sur le prix des carburants en Corse — le gouvernement a une réponse, mais je ne peux pas vous la donner… —, en passant par la volonté d’humiliation publique démontrée lors de la visite présidentielle de début 2018 — présence de Jean-Pierre Chevènement, affirmation que “certains crimes ne se plaident pas” devant l’avocat même d’Yvan Colonna, fouille au corps des élus corses 5 —, tous ces éléments participent d’une stratégie claire : masquer l’absence de projet fédérateur par une stratégie de tension, appuyée sur des provocations répétées pour pousser à la faute et pouvoir alors se présenter comme le seul garant d’une certaine sécurité, celle qui nous fait, justement, préférer « [les] ennuis [que nous avons] déjà soufferts plutôt que de risquer un changement », pour paraphraser Faulkner.
La méthode Moïse
Que faire alors ? Mon ami Carlo Brumat proposait une réponse. Il me disait un jour : « Le plus grand leader de changement que le monde ait connu, c’est Moïse. Il a fait partir tout un peuple d’Egypte, lui a fait traverser une mer, puis un désert, pendant des décennies, puis s’installer dans un pays qu’il ne connaissait pas encore. Sa recette, ajoutait Carlo, tient en trois points : montrer que le présent est insupportable — ce furent les dix plaies d’Egypte — ; faire miroiter le futur — ce fut la promesse de fontaines de lait et de miel à l’arrivée en Terre Promise — ; tenir la distance — ce fut la fonction des Tables de la Loi. »
Cette recette peut se traduire en méthode.
Montrer que le présent n’est pas supportable, c’est ce à quoi risque d’aboutir la stratégie de tension voulue par Emmanuel Macron. Le mépris affiché et la répression démesurée viendront peut-être à bout des Gilets jaunes, ils ne suffiront pas à museler un peuple qui se bat depuis des décennies pour son droit de vivre.
Les fontaines de lait et de miel, c’est à nous Corses de les rendre tangibles, vivantes, en poursuivant et en complétant le projet de société porté par la majorité territoriale, en l’approfondissant pour aller jusqu’à décrire la Corse dans laquelle nous voudrions voir vivre nos enfants en 2050.
Quant aux tables de la loi, c’est notre volonté commune d’aboutir ensemble à une Corse belle, vivante, prospère, solidaire, ouverte sur le monde, ancrée dans ses valeurs humanistes, qui en tiendra lieu.
Dans une époque historique où changer n’est plus une option, mais une nécessité vitale, construire et mettre en œuvre une véritable stratégie de projet, mobilisatrice, unificatrice, l’emportera toujours, à moyen terme, sur une stratégie de tension dont l’aboutissement ultime ne peut être paradoxalement que le maintien du statu quo, tant la peur peut paralyser une société.
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↑1[It is because] a fellow is more afraid of the trouble he might have than he ever is of the trouble he’s already got. He’ll cling to trouble he’s used to before he’ll risk a change
in Light in August – William Faulkner 1932 – ed. Vintage 2005
↑2 La pensée de Nicolas Machiavel ne se limite pas, loin s’en faut, à ce que nous retenons en général derrière le terme “machiavélique”. Mais j’utilise ici ce terme consacré, plus facile à entendre que celui, qui serait pourtant plus exact, de “perverse”.
↑3 Cela n’a pas toujours été le cas, et la lutte armée qui a secoué la Corse pendant près de 40 ans empruntait bien sûr beaucoup à une stratégie de tension, visant à conduire la France à relâcher la pression sur la Corse par peur du conflit et de ses conséquences. N’ayant pas vécu en Corse à cette époque, je ne me reconnais pas la légitimité pour porter un quelconque jugement sur cette période. J’en profite juste pour souligner qu’une stratégie de projet peut, pendant une période donnée, laisser la place à une stratégie de tension, et réciproquement. Le Grand Débat National mis en place par Emmanuel Macron ne veut-il pas se donner des airs de stratégie de projet ?
↑4 Un Pays à Faire
↑5 A noter que Jean-Guy Talamoni, Président de l’Assemblée de Corse, refusa cette fouille et fut quand-même finalement “admis” dans le lieu où se tenait le Président de la République française. Cela souligne qu’on peut à la fois conduire une stratégie de projet et s’opposer vigoureusement et victorieusement aux actions vexatoires dictées par la stratégie de tension adverse.