Petit dictionnaire des manipulations : Accumulation

dictionary-432041_960_720Accumulation. Un de ces mots qui évoque l’avidité, la boulimie, mais aussi la solidité, la pérennité. Nous ne parlerons pas ici de l’accumulation du capital chère à Karl Marx, ni de l’accumulation de richesses et de biens matériels que d’aucuns dénoncent comme étant devenu le but ultime de nos existences vides de sens. Nous allons plutôt nous intéresser à l’accumulation de preuves, de faits,  d’informations, mais aussi parfois simplement de mots, de concepts, d’images, sensée nous montrer à quel point telle ou telle opinion ou théorie est solide. Et tenter d’apercevoir comment cette accumulation même peut être un signal “Danger : Manipulation en cours !”, et comment alors s’en protéger.

Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose

Notre cerveau n’est pas qu’une machine à raisonner, un simple instrument d’une pensée logique et rationnelle. C’est ce qui, à mes yeux, nous rend sympathiques :  nous sommes accessibles aux sentiments, et ceux-ci prennent parfois heureusement le pas sur le raisonnement logique, “déshumanisé”. Mais c’est en même temps ce qui nous rend vulnérables à certaines formes de manipulation. Celle que je veux traiter ici s’appuie en effet sur ce que les psychologues et socio-psychologues nomment des biais cognitifs.

Un biais cognitif, c’est, en gros, une distorsion dans les conclusions que nous tirons d’une information. Distorsion par rapport à une norme, la norme de la logique rationnelle pure. Un exemple bien connu en est le biais d’autocomplaisance : il consiste à s’attribuer ses réussites et à attribuer aux autres ses échecs. Ainsi, l’information “j’ai réussi” devient “je suis bon”, et l’information “j’ai échoué” devient “ils m’en veulent” ou “ils sont mauvais” !

Depuis l’introduction du concept dans les années 1970 par Daniel Kahneman et Amos
Tversky, les chercheurs ont ainsi identifié plus de cent biais cognitifs, qui viennent interférer avec notre capacité à prendre des décisions rationnelles, à porter des jugements objectivement basés sur des faits. Je veux ici en souligner quatre. L’effet de récence nous pousse à mieux nous souvenir des dernières informations auxquelles nous avons été confronté. C’est, en quelque sorte, le dernier qui parle qui a raison… L’effet d’ambiguité se manifeste surtout dans la prise de décision, en nous poussant à favoriser une option pour laquelle on dispose de plus d’informations, plutôt qu’une option qui présente des “ambiguités”, même quand leur probabilité de satisfaire nos critères est la même. Le biais de confirmation fait que nous avons tendance à retenir les faits qui confirment notre hypothèse initiale, et à éliminer les contre-exemples. L’effet de halo enfin, ou effet de notoriété, ou de contamination, nous pousse à confirmer nos premières impressions — positives ou négatives — sur les personnes, les marques, les groupes.

Les biais cognitifs
Les biais cognitifs

L’accumulation d’informations allant toutes dans le même sens, que l’on observe régulièrement , par exemple dans les médias, à l’occasion d’évènements sujets à polémique, exploite ces biais. Ainsi par exemple, depuis la première manifestation des Gilets jaunes à Paris, pas une semaine sans souligner les violences qui ont émaillées ces rassemblements. Mais savez-vous exactement combien d’actes violents ont été constatés ? Probablement pas, car l’objectif des médias, en l’occurrence, n’est pas de vous informer dans les détails. Il est de générer, puis d’entretenir, une “première impression” : les gilets jaunes sont violents. Pour faire bon équilibre, constatons qu’il en est de même dans le camp qui dénonce les violences policières.

Et pourtant, répétition n’est pas raison, pour paraphraser un célèbre aphorisme. Et même, la répétition peut avoir, sinon pour objectif, en tous cas pour effet, d’obscurcir notre raison. Parce que l’effet de récence nous conduira à mémoriser les dernières informations en date, il importe de les recycler sans relâche : les organisateurs de la manifestation des Foulards rouges du 27 janvier ont ainsi largement rappelé et remontré les images de l’Arc de Triomphe tagué près de deux mois plus tôt. Parce que nous aurons tendance à préférer une option pour laquelle il y a énormément d’informations, fussent-elles redondantes, il importe de multiplier les données. Ainsi, les opposants au Brexit en Grande-Bretagne ont-ils sans relâche multiplié les rapports chiffrés sur les coûts d’un départ, et souligné à l’envie l’incertitude de cette option. En gros, être dans l’UE, on sait ce que ça rapporte et ce que ça coûte, la quitter, c’est une option pleine d’incertitude. Quant au biais de confirmation et à l’effet de halo, il se rejoignent en soulignant l’intérêt qu’il y a à “imprimer” notre première impression.

Le phénomène que provoque cette accumulation d’information ressemble à celui que dénonçait en son temps Francis Bacon (1561-1626) : « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ». Certes, l’accumulation à laquelle nous faisons référence ici n’est pas toujours de la calomnie, mais le phénomène est le même : produire une première impression et la faire durer.

Repérer la manipulation

Comment repérer l’accumulation manipulatrice et la distinguer de celle qui constitue simplement une preuve ? La réponse n’est pas simple. On sait qu’en matière de théorie scientifique, l’accumulation d’éléments de validation n’est pas probante et qu’un seul contre exemple suffit à invalider une théorie. Mais en matière d’opinion, nous sommes loin d’une démarche scientifique.

La manipulation par accumulation a, de façon subtile, des allures de totalisation. Elle vise à construire un mur d’informations tel qu’implicitement, aucune autre option que celle qui est proposée ne soit éligible. Mais à aucun moment ne sera explicitement exprimé un opérateur de totalisation (tous, tout, sans exception, etc…). Personne, par exemple, n’aura la sottise d’énoncer une opinion sous une forme aussi totale que “tous les Gilets jaunes sont violents”, ni d’ailleurs “aucun Gilet jaune n’est violent” (vous pouvez remplacer “gilet jaune“ par “policier“ et la démonstration reste la même). Une telle affirmation serait trop facile à démonter par la simple exhibition d’un seul contre exemple. 

Malgré tout, il existe des signaux qui peuvent nous mettre en garde. Les spécialistes de la communication 1 rivalisent d’ingéniosité pour nous aider à détecter les menteurs, à travers des signes verbaux ou non-verbaux. Mais, dans le cas qui nous intéresse ici, c’est un “montage” nous devons détecter, non un menteur qui serait face à nous. Heureusement, certains mécanismes sont communs. Par exemple, Lillian Glass, une comportementalisme qui a travaillé avec le FBI dans la détection de supercheries, nous indique que « Les menteurs se répètent parce qu’ils essayent de vous convaincre et de se convaincre eux-mêmes de quelque chose. » Elle ajoute : « Lorsque quelqu’un parle à n’en plus finir et vous donne trop d’informations, (des informations non sollicitées et particulièrement un excès de détails), il y a une forte probabilité qu’il ne vous dise pas la vérité. »

La manipulation par accumulation n’est pas le mensonge, mais certains de ses traits sont identiques. Et en fait, ne s’agit-il pas en général d’occulter une partie de la vérité, celle qui ne corrobore pas l’opinion du manipulateur ?

Dans le même esprit, on pourra souvent détecter ce que les spécialistes de PNL nomment des distorsions du métamodèle. Un métamodèle, c’est en gros un modèle de phrase vraiment complète : un sujet, un ou des verbes, un ou des compléments d’objet si le verbe est transitif, un ou des compléments circonstanciels — où, quand, comment, combien — pour préciser le contexte. Une distorsion commune, c’est l’omission d’un de ces éléments, généralement le sujet et/ou des compléments circonstanciels. Ainsi, on dira “l’Arc de Triomphe a été tagué”, plutôt que “Des gilets jaunes ont tagué l’Arc de Triomphe à telle heure, de telle façon”. L’omission du sujet  — ce n’est clairement pas le pauvre Arc de Triomphe qui est le vrai sujet — évite d’avoir à démontrer sa responsabilité.

Une autre forme de distorsion du métamodèle consiste à substituer implicitement une relation de cause à effet à une simple relation de simultanéité. « L’Arc de Triomphe a été tagué par des personnes non identifiées pendant la manifestation des Gilets jaunes le 1er décembre à Paris » devient ainsi « Manifestation des Gilets jaunes à Paris : l’Arc de Triomphe tagué ! ». Qui a l’esprit suffisamment alerte ou rebelle pour ne pas immédiatement traduire ceci par « Les Gilets jaunes ont tagué l’Arc de Triomphe » ? Leur manifestation devient ainsi la cause de la dégradation, et non la circonstance dont des éléments incontrôlés auraient pu profiter.

Il n’y a pas d’automatisme simple. Il peut seulement y avoir présomption de manipulation quand des informations unilatérales sont accumulées de façon systématique, et quand les détails qui permettraient d’en situer exactement le contexte sont omis. En matière de manipulation, la présomption ne saurait être d’innocence… C’est justement cela qui ferait le jeu des manipulateurs, qui n’ont de cesse de vous accuser de voir le mal partout ! Il vaut mieux suspecter à tort une manipulation que d’en être la victime.

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S’en protéger

Car, en l’occurrence, suspecter une manipulation dans une accumulation d’informations trop univoques ne peut que nous conduire vers un cercle vertueux. La meilleure défense en effet contre ce type de manipulation, c’est de faire l’effort d’aller chercher encore plus d’information, mais dans l’autre sens. Ainsi, si l’accumulation d’informations vient charger de façon suspecte le plateau de la balance qui fait du Brexit la plus grande erreur de la décennie, nous allons chercher, volontairement et consciemment, des informations qui pourraient conforter l’idée que c’était au contraire un bon choix. Et ce encore plus si nous partageons l’idée qu’effectivement, ce choix n’était pas le bon ! Ainsi, nous combattrons notre bais de confirmation en même temps que l’effet de halo et l’effet d’ambiguïté. En documentant, ou en cherchant à documenter, l’option contraire à celle qui nous est servie sur un plateau, nous développerons en tout état de cause notre objectivité, notre lucidité et notre esprit critique. Car l’accumulation fonctionne un peu comme si on construisait devant nos yeux un talus qui nous bouche le regard et nous évite ou empêche de réfléchir par nous-même, d’exercer notre liberté de penser. Peut-être que notre recherche d’éléments de contre-exemple aboutira à nous convaincre que nous n’avions pas à faire à une manipulation, mais à un simple excès de zèle. En tout état de cause, cette conclusion sera nôtre, au lieu de nous être imposée par défaut.

Regarder de l’autre côté du talus – de l’autre côté du miroir, dirait Alice – peut être difficile et le résultat peut en être frustrant. Mais ce sera toujours un excellent exercice d’ouverture et de lucidité. 

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1 Nous avons choisi ici un article du Journal du Net, et les citations de Lillian Glass en sont extraites. Le lecteur curieux trouvera maintes autres références !

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