La langue : un facteur d’intégration

Lorsque je suis arrivée en Bretagne bretonnante — où j’ai vécu près de quinze ans — la première chose que j’ai faite a été de m’inscrire à des cours de breton. Quoi de plus naturel quand on arrive dans un pays que d’essayer d’en apprendre la langue ? Certes, ce n’était pas une nécessité matérielle : les Bretons parlent tous français, je vous rassure. Mieux (pire ?), ceux qui parlent encore breton ne sont plus qu’une toute petite minorité. La nécessité venait d’autre chose : une conviction peut-être qu’on ne peut comprendre l’âme d’un peuple qu’en en parlant la langue ?
Le fait est que ma démarche a fait sens pour mes condisciples de l’association de conversation en breton à laquelle j’ai adhéré dans la foulée : j’étais et me revendiquais Corse, mais je ne voulais pas rester étrangère au pays dans lequel je choisissais de vivre au moins pour quelques années de ma vie. Ils m’ont accueillie en leur sein d’autant plus chaleureusement. Et oui, le breton a été pour moi un vrai facteur d’intégration.

Une langue désincarnée ?
Car on se leurre en pensant qu’une langue se résume à un simple instrument de communication entre les personnes. Si c’était le cas, il suffirait que nous nous mettions tous à l’anglais, devenu cette langue universelle qui permet à tout un chacun de se faire comprendre peu ou prou tout autour de la planète. On oublierait nos multiples langues d’origine et tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes — celui d’Aldous Huxley ? peut-être bien, en réalité…
La proposition a en effet de quoi faire frémir. Nous sentons bien, intuitivement, que l’anglais tel qu’il est utilisé aujourd’hui comme pis-aller de par le monde, est un langage vide, désincarné. Il rempli une fonction limitée, sans commune mesure avec la langue que nous employons quotidiennement avec ceux qui nous sont proches.

La langue vecteur de culture
Car la langue est aussi vecteur de culture. Il n’est que d’entendre tous ces mots, ces expressions, intraduisibles en réalité dans les autres langues : des mots en lien avec l’histoire d’un groupe humain, ses coutumes, ses activités économiques ancestrales… des expressions qui illustrent des valeurs, des croyances enracinées depuis la nuit des temps qui façonnent toujours, indirectement, sa conception de la vie et du monde…
Mais des mots et des expressions qui n’en continuent pas moins d’évoluer, de s’enrichir peu à peu : car une langue n’est vivante qu’à cette condition. Elle s’inscrit dans l’histoire.

Prenons par exemple le mot de la langue corse “marmarùculu”. Il faut une périphrase pour le traduire. Je cite le dictionnaire Corse-Français di i Culioli : « Partie du cerveau où est gravé ce qu’on veut transmettre aux générations futures ». Tout un programme dans un si petit mot ! tracesIl témoigne à lui seul de l’importance pour les Corses du lien générationnel et de la notion de transmission. Une caractéristique que l’on retrouve également dans la double signification du mot “orma” — l’empreinte que l’animal laisse sur une sente, mais également l’obsession de laisser une trace pour que les autres puissent s’en servir1.
Cette dimension quasi-imaginaire de la langue — son “contenu symbolique” pour reprendre les termes du linguiste Claude Hagège — est présente en filigrane chaque fois qu’on emploie celle-ci. Elle infuse dans les conversations, et ce faisant, elle laisse passer de nombreux messages au-delà des mots et du sens usuel des phrases. La langue est l’un des éléments qui constituent la trame de la société.

La langue, facteur de cohésion sociale
Par la même, la langue est facteur de cohésion sociale. Mettre à mal une langue, c’est donc fragiliser cette cohésion sociale et avec elle le “contrôle social” qui permet de policer la vie en société — on ne fait pas n’importe quoi, il y a des règles implicites et chacun les respecte. Le délitement de cette cohésion sociale ne serait-il pour rien dans la montée de l’incivilité que l’on déplore aujourd’hui ?

La langue facteur d’intégration
Si la langue est liée à l’histoire, elle est forcément liée à la terre et s’inscrit dans un territoire : c’est bien ce qui ampute l’anglais international d’une partie de sa substance — même si, là aussi, l’histoire explique son hégémonie.
Inscrite dans un territoire, la langue est par nature facteur d’intégration. Cela paraît évident lorsque, de façon basique, il faut se faire comprendre de son voisin, des commerçants, des gens que l’on côtoie. Mais c’est plus que cela : apprendre sa propre langue à de nouveaux arrivants, n’est-ce pas le meilleur moyen de leur dire “vous êtes les bienvenus” ? Et choisir d’apprendre la langue de ceux chez qui on s’installe, n’est-ce pas le meilleur moyen de leur dire “je ne viens pas en conquérant, en prédateur, mais je pense que j’ai des choses à apprendre de vous qui vivez sur cette terre” ?

«  L’amour des langues, c’est l’amour des autres »
Ainsi, les langues ne sont pas des barrières qui empêcheraient les gens de se parler. Tout au contraire, elles sont des passages. Des occasions de témoigner de son ouverture au monde. « L’amour des langues, c’est l’amour des autres », écrit le linguiste Claude Hagège. Les barrières sont dans nos têtes.

Apprendre de nouvelles langues, apprendre la langue originelle du territoire sur lequel on vient vivre, sont une façon de briser ces barrières. Notre cerveau lui-même nous facilite cet apprentissage : les enfants qui vivent dans des milieux bilingues rencontrent des facilités pour apprendre de nouvelles langues. Une illustration brillante de ce phénomène, c’est l’expérience même de Claude Hagège qui a eu la chance d’avoir « trois langues maternelles ». Aujourd’hui, il parle couramment une dizaine de langues… sans compter les quelques centaines d’autres dont il a de bonnes notions !

Alors, qu’attendons-nous ?
So qui !

1Merci à Fanfan Griffi pour les précisions qu’il m’a apportées sur le mot “orma”.

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