Clivages

Ainsi donc, le Président du « en même temps » aura été en même temps le Président le plus clivant de la Ve République. Il en va en partie de sa personnalité : génie pour les uns, arrogant et autoritariste, voire pire, pour les autres. Il en va aussi bien sûr de ses choix politiques et de ses fautes : promesses non tenues, réformes violentes (retraites, SNCF, etc.), gestion calamiteuse de la crise Covid. Mais, bien au-delà de ses aspects controversés, il est clivant par intention. Qui a oublié ses petites phrases assassines, qu’il s’agisse des gaulois réfractaires ou des causes (corses) qui ne se plaident pas ? Et si cette intention visait un objectif : créer le chaos, la division, la zizanie, pour mieux faire passer ses réformes ?

La stratégie du chaos

Conduire de vrais changements est extrêmement difficile. Celles et ceux qui s’y sont hasardés, en entreprise ou en politique, le savent bien et, souvent, le payent. Les vrais changements, ceux qui vont au-delà de la cosmétique, suscitent toujours des résistances très fortes. Parfois justifiées par la défense d’intérêts réels, parfois aussi simplement dues à la peur de changer. Faulkner faisait dire à un de ses héros « un homme préfèrera toujours les ennuis qu’il connaît au risque d’un changement ».

Pour affaiblir ces résistances, rien n’est aussi efficace que de semer le trouble, la zizanie. Dans le chaos qui règne alors, il est bien plus facile de faire passer des nouveautés que dans un système solidifié. Car, si le mot « chaos » évoque aujourd’hui l’horreur des désordres non maîtrisés, son origine est connotée bien plus positivement. Chaos est en effet, dans la mythologie grecque, l’élément primordial, celui qui précède le monde et les dieux. C’est donc du Chaos que peut surgir l’ordre, que peut naître un monde nouveau.

Et ce « nouveau monde », c’est bien ce qu’a toujours revendiqué Macron, non ? Sa stratégie du chaos est alors cohérente. 

Mais quel nouveau monde ?

Là où le bât blesse, c’est que ce qui transparaît de ce nouveau monde ne nous semble  pas bien nouveau : un jacobinisme renforcé, des inégalités exacerbées, des privilèges accrus pour les plus riches, y aurait-il tromperie sur la marchandise ?

Oui et non. Il se trouve que le monde nouveau n’a pas besoin de Macron pour émerger. Il ne naît d’ailleurs pas en France, ni en Europe. Il naît dans une Chine qui a définitivement rompu avec son statut de puissance de seconde zone, pour revendiquer sa place dans le partage des richesses mondiales. Il naît dans une Asie qui depuis longtemps maintenant n’est plus l’usine de l’occident, mais son concurrent direct. Il naît aussi dans une Afrique qui n’en peut plus et n’en veut plus d’être laissée pour compte. Car notre monde ancien reposait sur l’exploitation de la moitié (un peu plus, même) du monde par l’autre. Et cette grosse moitié n’en veut plus. 

Mais alors, pour en revenir à Macron, quel est le monde nouveau qu’il promeut ? Est-ce un vrai changement ou une simple cosmétique ? Mon avis est qu’il s’agit bien d’un vrai changement, mais certainement pas d’un progrès.

J’ai grandi et vécu dans un monde qui se caractérisait par la perception d’un progrès infini : une vie toujours plus longue, toujours plus confortable… Ce progrès reposait, comme la démocratie grecque antique, sur la surexploitation de zones entières du monde. Chez les Grecs anciens, c’étaient les esclaves. Chez nous, c’étaient les colonies (très vite devenues ex-colonies…), l’Afrique et ses matières premières, l’Asie et sa main d’œuvre bon marché, les pays arabes et leur pétrole pas cher. Les dominants dans nos pays, les riches donc, avaient alors beau jeu de partager les fruits de ce progrès. Et les couches moyennes, supports majeurs de la démocratie des pays occidentaux, se renforçaient et voyaient leur vie s’améliorer chaque jour : électroménager et voiture pour tous, accession à la propriété, 3ème, 4ème puis 5ème semaine de congés payés, RTT, retraite à 60 ans, …

Sauver les meubles pour les plus riches…

Et soudain, dès le milieu des années 70, ce monde se fissure. Pour finir par être en voie de disparition aujourd’hui. 

Que reste-t-il alors aux plus riches dans nos pays riches, ces plus riches qui ont assis leur domination en partageant (un peu) les profits d’une surexploitation devenue impossible ? Ils ont trois scénarios à leur disposition. 

Un premier, c’est la guerre, scénario largement utilisé lors des siècles précédents. Ils ont essayé, d’ailleurs. Ils ont ainsi freiné les décolonisations. Mais ils n’ont pas réussi à stopper le mouvement. Ils continuent aujourd’hui, à en juger par les bruits de bottes étrangères en Afrique, ou dans le Golfe naguère, sur fond de richesses minières. Mais aujourd’hui, face à des puissances devenues nucléaires, la guerre n’est plus une option raisonnable. 

Un deuxième scénario aurait pu être  le partage. Car si les pays en voie d’enrichissement veulent rattraper les riches, il reste encore de belles marges. Pourquoi alors ne pas imaginer de répartir mieux les richesses, de faire en sorte que les plus riches acceptent de perdre un peu pour à la fois maintenir en gros le niveau de vie des moyens et permettre aux plus pauvres de monter. Ce serait logique, mais qui pense qu’un prédateur partage la logique commune ? Sa logique à lui, c’est de toujours en avoir plus. 

Il ne reste plus alors qu’une option : reprendre ce que l’on avait naguère concédé pour avoir la paix. Et le reprendre d’abord à ceux qui sont les moins susceptibles de se rebeller victorieusement, donc pas aux pays nouvellement puissants, mais aux couches sociales affaiblies par le choc qui suit des décennies de vie « facile ». 

C’est exactement là le programme que met en œuvre Emmanuel Macron, et d’autres avec lui en Europe : prendre aux couches moyennes européennes ce qu’il faut pour que les riches restent riches et gagner du temps pour que les nouveaux venus au club des riches prédateurs ne viennent pas tout de suite tout prendre. En apparence, un retour en arrière donc, mais en réalité un monde vraiment nouveau. Car, encore au XIXe et au début du XXe siècle, quand l’exploitation des pauvres de nos pays battait son plein, il restait dans le monde des zones « vierges » nombreuses où déplacer le poids de cette exploitation. Je ne dis pas que c’était bien, simplement que c’est un fait. Il n’en est plus, ou presque. C’est une situation que nos pays n’avaient plus connue depuis… le XVe siècle, avant les Grandes Découvertes. Aujourd’hui, c’est bien le mythe du progrès infini qui s’effondre.

Ce nouveau monde, c’est donc un monde où les pauvres restent pauvres, où les exploités restent exploités, où les dominants assurent leur domination par la manipulation autant que par la force. « A brave new world », comme le dirait Aldous Huxley. Un monde aux relents de 1984, avec juste un demi siècle de retard sur Orwell. Nul complotisme de ma part dans ces observations. C’est Emmanuel Macron lui-même qui, très explicitement, affirme son attachement aux « premiers de cordée », défie les gaulois réfractaires de « venir le chercher », donne tout pouvoir aux préfets, explique que ceux qui ne sont pas d’accord avec lui n’ont simplement rien compris, définit les « éléments de langage » (de novlangue ?) qui soutiendront son projet. Écoutons-le attentivement, ses objectifs sont affirmés sans ambages.

Pour faire naître un nouveau monde comme celui-ci, quelle autre option que de semer le chaos ? A noter d’ailleurs qu’Emmanuel Macron n’est pas seul à utiliser ce type de stratégie, même s’il l’a incontestablement poussée au niveau d’un art. La situation n’est guère différente en Grande Bretagne, en Espagne, aux Etats-Unis… et au sommet de l’Union Européenne.1

Y a-t-il une alternative ?

En observant la teneur des médias et des réseaux sociaux aujourd’hui, on peut sérieusement se questionner. Macron et ses amis ont-ils d’ores et déjà gagné ? Les divisions semblent en effet plus fortes que jamais, en particulier depuis le début de cette épidémie de Covid. Quand avions-nous vu auparavant une polémique aussi violente au sujet d’un médicament ? L’hydroxychloroquine est devenue le symbole de ces fractures… La politique « sanitaire » de ce gouvernement — masques, refus de l’HCQ, etc. — divise autant que jadis l’affaire Dreyfus. Avec une différence notable : l’affaire Dreyfus concernait « seulement » le sens de la justice, les nouvelles divisions questionnent le rapport à la vie et la mort. Plus profondes encore, donc. Plus violentes aussi. Et plus délétères quant à la confiance minimale nécessaire pour faire société.

Mais tout est-il perdu ? Je ne le crois pas. Au-delà même des quelques voix raisonnables qui tentent encore de se faire entendre au-dessus du tumulte, il y a une piste, logique.

Ce n’est pas celle de la révolution sociale. Autant au début du siècle dernier, le socialisme représentait pour les peuples un véritable espoir, autant cet espoir s’est effondré dans les tourments totalitaires de l’URSS, de la Chine et même, dans une moindre mesure, de Cuba. Si Castro et le Che peuvent garder une certaine aura, qui pourrait prétendre que l’île des Caraïbes, rongée par la corruption et l’inefficacité, représente un modèle attractif ? Ce n’est pas non plus, en tout cas pour le moment, la révolution écologiste. Leurs promoteurs cantonnent encore trop souvent leur registre à des voix de Cassandre prédisant la catastrophe à venir. Avant que cette révolution verte ne devienne possible, il faudra que ses défenseurs trouvent le moyen de la rendre réellement désirable. La peur ne pousse pas au changement, elle paralyse.

Il existe pourtant, je l’écrivais plus haut, une piste qui pourrait faire consensus. C’est celle de la subsidiarité. Un principe qui avait été mis au cœur de la construction européenne, même si l’orientation impériale de l’Union européenne d’aujourd’hui l’a jeté aux orties. Un principe universel qui rejoint les bases de l’ONU sur le droit inaliénable des peuples à disposer d’eux-mêmes. 

Autant il est difficile, voire impossible, de se mettre tous d’accord, à grande échelle, sur un projet de société plutôt qu’un autre, autant il peut être réaliste d’imaginer un accord assez large sur le fait que le projet de société doit être décidé au plus près de ceux qui sont concernés. Ainsi, les Corses pourraient choisir, à leur façon, le futur qu’ils veulent construire, et les Français (et tous les autres peuples) seraient libres d’en construire un autre. Une telle voie est devenue possible aujourd’hui, justement parce que les interdépendances mondiales nous ont appris à travailler ensemble sans pour autant être dans une seule pyramide, ni même dans un même modèle, et que les technologies de la communication nous ont familiarisés avec un fonctionnement en réseau. Avons nous d’ailleurs le choix ? 

En fait, soit nous laissons Macron et ses collègues nous diviser durablement et faire passer ainsi leur nouveau monde régressif, soit nous nous mettons d’accord sur le fait que notre futur nous appartient, et qu’il nous faut le définir ensemble. J’ai la faiblesse de croire que c’est possible, chez nous, en Corse. Et qu’alors, notre exemple pourra donner espoir à d’autres parties du monde. 

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1 Je ne parle pas ici des mesures dites sanitaires, mais bien de la manière de gouverner, mois après mois, contradiction après contradiction, mensonge après mensonge, clivage après clivage, sur tous les terrains.