Gilets jaunes : la nécessaire réinvention de la Démocratie

Manifestation du mouvement des gilets jaunes, à Belfort, le 18 novembre 2018.

Le mouvement des Gilets jaunes pose de fait la question de notre démocratie. Il la pose parce qu’il ne se contente pas de contester une décision gouvernementale. Il a en plus complètement écarté tous les corps intermédiaires — partis, syndicats, associations — qui sont les outils indispensables de nos fonctionnements démocratiques. Et, contrairement au mouvement des cheminots, encadré par leurs syndicats, le mouvement des Gilets Jaunes gagne ! Pas complètement, bien sûr, mais il a d’ores et déjà fait reculé le gouvernement sur l’augmentation des taxes sur les carburants, et fait vaciller la “république macronienne”.

Mais la remise en cause des fonctionnements de nos démocraties représentatives n’est pas limitée à la France. Le moment n’est-il pas alors venu de réinventer cette démocratie, dont la version moderne affiche environ 250 ans ?

Une remise en cause généralisée 

On ne le dira jamais assez. La remise en cause des démocraties européennes n’est pas un phénomène purement conjoncturel, une flambée de fièvre qui retomberait vite pourvu que les gouvernants gardent le cap. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est l’ampleur du phénomène, qui touche toutes les démocraties d’après guerre : la Grande Bretagne, où la Collodi_-_The_Story_of_a_Puppet,_translation_Murray,_1892_158gestion pour le moins étonnante du Brexit par un Premier Ministre qui n’a jamais adhéré aux résultats du référendum est en train de provoquer une vraie crise constitutionnelle ; l’Italie, où des populistes que rien n’unit si ce n’est la volonté de se débarrasser des politiciens traditionnels dirigent cahin-caha le gouvernement ; l’Espagne, où la crise ouverte par le refus de Madrid d’accepter un referendum d’autodétermination en Catalogne a conduit à emprisonner des représentants légitimes du peuple, et où, est-ce un hasard, l’extrême droite renaît après 30 ans de disparition ; l’Allemagne, où la coalition au pouvoir tremble à chaque évènement politique interne à l’un de ses partis ; les Etats-Unis, où l’hôte de la Maison-Blanche règle la vie politique à coups de tweets souvent dignes d’une cour d’école ; au Japon même, où, de scandales en procès, la classe politique semble en voie de décomposition ; et bien sûr en France, où les partis traditionnels ont été laminés lors des dernières élections, et où les grandes décisions — Notre Dame des Landes, écotaxe, taxe carburants, … — se prennent dans la rue et non au Parlemen

anonymus-1235169_960_720Il n’y a d’ailleurs rien de vraiment étonnant, dans un monde dont la plupart des gens intelligents reconnaissent qu’il connait une crise globale, profonde et systémique, à ce que les modes de représentation connaissent eux aussi une crise, et une nécessité de changement. Le problème en la matière, c’est qu’il y a encore plus de politiques que d’économistes qui tiennent un discours lénifiant. On ne croit plus au discours des économistes qui nous promettent la fin de la crise économique pour l’année prochaine. On croit encore au discours des politiques qui proposent, au mieux, de nouveaux référendums, de nouvelles élections, de nouvelles commissions de travail, et au pire, de faire le gros dos en attendant que ça passe. Nous avons tort de les croire encore. Toujours plus de la même chose, nous dit Paul Watzlawick, ne peut conduire qu’à perpétuer les problèmes. Einstein lui-même aurait dit « [qu’]on ne peut pas résoudre un problème avec le mode de pensée qui l’a généré. »

C’est bien à une refondation que nous sommes appelés par cette multitude de défis, faute de quoi nous pourrions réellement nous réveiller dans le monde de cauchemar d’Aldous Huxley ou celui d’Orwell. Et pour cette refondation, il nous faut sceller trois pactes, complémentaires et solidaires.

Un pacte culturel, fait de valeurs partagées

Je le suggérais dans un précédent article, il ne peut y avoir de démocratie réelle sans un minimum d’ordre, pas d’ordre sans autorité, et l’autorité — la vraie, celle qui légitime et libère, et non son substitut qui écrase et opprime — ne peut exister, selon les inventeurs Maquette_de_la_Rome_archaïque_(musée_de_la_civilisation_romaine,_Rome)_(5911247973)romains du concept, sans “civilisation” à faire grandir. J’ai employé le terme “civilisation”, j’aurais pu indifféremment employer celui de“culture” ou de “socle de valeurs partagées”. Car fondamentalement, ce qui fait “civilisation”, n’est-ce pas d’avoir une notion du bien et du mal, et de partager des valeurs, c’est-à-dire, somme toute, un instrument de mesure de ce bien et de ce mal ?

Or, une culture, des valeurs communes, cela ne se décrète pas. Et cela ne peut pas uniquement se trouver dans un culte nostalgique du passé. Notre monde, répétons-le, change plus profondément et plus vite qu’il ne l’a jamais fait de mémoire d’homme. Les défis technologique — Intelligence Artificielle, génie génétique, etc. —, démographique — nombre, âge —, écologique — que la planète se réchauffe ou non, il y a indubitablement un défi à la faire porter et nourrir 9 milliards de personnes ! — , pour ne citer que les trois plus importants, obligent à se reposer la question de ce qui fonde notre vivre-ensemble. 

Il ne peut qu’y avoir différentes réponses à cette question de nos valeurs communes, tant la diversité de nos histoires est grande à l’échelle planétaire, et même à l’échelle de l’Europe ou de la France. C’est donc bien une négociation qu’il nous faut entamer en la matière, sur un espace donné, forcément restreint. Une Nation, disait Renan, est un référendum permanent. Il est temps de réactualiser ce référendum, au sein de nos nations historiques — pour moi, bien évidemment, c’est en l’occurrence à la nation Corse que je pense — et de définir ensemble quel pacte de valeurs nous voulons y voir respecter.

Un pacte social

Le deuxième volet du triptyque, celui qui est souligné par les Gilets Jaunes, est le pacte social. Nous vivons la fin de l’ère industrielle. Cela ne signifie pas la disparition des industries, bien évidemment. Mais cela signifie qu’elles ne dominent plus l’économie, et que le pacte scellé jadis entre le travail et le capital n’est plus pertinent. Comment le serait-il quand les fonds de pension servent à assurer des retraites décentes aux “travailleurs” tout en imposant au capital une rentabilité telle qu’il sacrifie lesdits CNT“travailleurs” ? Comment le serait-il quand les robots font irruption dans la “classe ouvrière” ?

Ce n’est sûrement pas en réactivant Marx et les penseurs du XIXe siècle que nous construirons le XXIe. Et là encore, il nous faut négocier. Négocier un nouveau partage des charges nécessaires pour faire vivre nos cités et nos campagnes, négocier une répartition plus juste des efforts, qui tiennent compte à la fois des contraintes de chacun et des équilibres nécessaires pour assurer la pérennité d’un nouveau modèle de développement, sûrement plus frugal, plus respectueux de l’environnement, plus égalitaire et en même temps plus respectueux des différences.

Là encore, il ne peut y avoir un pacte unique. Les réalités sociales et économiques sont par trop différentes pour permettre que l’on traite Paris comme la Corse, le Sud comme le Nord, les régions ultra développées comme celles qui ont loupé la marche du siècle dernier. Il faut négocier ce pacte (ces pactes) au plus près des réalités. Le Président Talamoni a montré en Corse une voie possible, en organisant une concertation entre les fournisseurs de carburant et le collectif contre la cherté des carburants, concertation qui a déjà permis de mieux se comprendre, de mieux comprendre comment se forme le prix, et de s’engager à explorer des options nouvelles. Et là encore, le cadre adéquat n’est pas Collaboration_logo_V2le monde, ni l’Europe, ni même la France, mais se rapproche plus de ce qui constitue aujourd’hui nos régions. Parce que pour être opératoire dans un monde à la fois complexe et interconnecté, un pacte social ne peut se résumer au plus petit commun multiple. Il doit prendre en compte les dynamiques spécifiques locales, les réalités géographiques, les cultures, les modes de vie.  

Un pacte de gouvernance

Et enfin, il nous faut redéfinir comment nous voulons être gouvernés. La Démocratie n’est pas unique. Elle peut prendre des formes diverses, dans le dosage de la représentation et de la démocratie directe, dans l’échelle des décisions, dans les formes Gouvernementmêmes de la représentation. Quatre principes doivent permettre d’articuler ce pacte de gouvernance, principes qui peuvent, eux, s’appliquer largement : le principe de subsidiarité, le principe de solidarité, le principe d’expérimentation et le principe de conciliation. Ces quatre principes — davantage développés ici — sont seuls à même de prendre en compte à la fois les interdépendances et les exigences d’émancipation des peuples, à la fois la complexité du monde et les aspirations profondes de la société à plus de simplicité, plus d’authenticité, plus de proximité.

Une refondation sur trois pieds, et non un colmatage sur un seul

Ces trois pactes sont en réalité solidaires, au sens étymologique. En oublier un, c’est condamner les autres à très vite s’évanouir. Hannah Arendt explique que les Révolutions du XVIIIe siècle sont ce qui ressemble le plus à une (re)fondation, mais qu’il leur a manqué quelque chose d’indéfinissable pour être vraiment abouties. Peut-être parce qu’alors, la crise n’était “que“ politique. Les valeurs communes du vivre-ensemble n’étaient guère mise en cause — le culte de l’Etre suprême n’a jamais été un grand succès ! —, le “pacte social” se résolvait dans la suppression des privilèges.

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Aujourd’hui, le défi est plus profond. Ce sont tous nos repères qui vacillent ensemble. C’est pourquoi nous devons à la fois être bien plus ambitieux… et bien plus modestes. Plus ambitieux en prenant résolument à bras-le-corps la négociation de ces trois pactes fondateurs. Plus modestes en ne leur cherchant pas une vocation universelle, mais en nous y attaquant ici et maintenant, chez nous. Et peut-être alors la Corse étonnera-t-elle encore une fois le monde…

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