Quand meurent les civilisations… (1/2)

IMG_0653« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » écrivait en 1919 Paul Valéry en ouverture de La crise de l’esprit. Notre civilisation judéo-chrétienne — ou occidentale, selon les points de vue et les auteurs —, qui a pris le relais de la civilisation gréco-latine, n’échappe pas à la règle. Elle mourra donc, et peut-être bien plus vite que ce que nous l’imaginons et/ou le souhaitons. Mais au fait, comment voit-on qu’une civilisation meurt ? Et que peut-on pour préserver le futur ? Voici quelques éléments de réflexion, leçons de l’Histoire.

Mais au fait, c’est quoi une civilisation ? Le sens du mot a évolué au fil des siècles. D’abord singulier, opposé à la sauvagerie ou à la barbarie, le mot désignait implicitement la seule civilisation qui vaille, celle de celui qui en parlait. Puis il est devenu pluriel, qu’il s’agisse d’évoquer les civilisations disparues ou les civilisations qui s’affrontent, comme le veut Samuel Huntington dans Le choc des civilisations. Acceptons donc ce pluriel et prenons comme définition d’une civilisation « l’ensemble des traits qui caractérisent l’état d’une société donnée, du point de vue technique, intellectuel, politique et moral, sans porter de jugement de valeur. » (Wikipedia)

Explosion ou implosion

L’histoire nous montre alors, schématiquement, deux grands types de mort pour une civilisation. Elle peut exploser sous le choc d’une autre civilisation conquérante. Ce fut le cas de la civilisation carthaginoise, détruite par Rome à l’issue de la troisième guerre punique. La cité qui l’avait vu naître fut détruite entièrement et frappée de malédiction — une légende de la fin du XIXe siècle dit même que du sel fut répandu sur les ruines de la ville pour en stériliser l’emplacement — et les différents aspects de sa civilisation ne perdureront plus que par bribes en Méditerranée. 

De la même façon, ou presque, les dernières civilisations précolombiennes (Aztèques, Incas,…) ont explosé sous les coups de boutoirs des conquérants hispaniques. Mais il existe aussi une autre façon de disparaître. Une civilisation peut se désagréger lentement, dans une implosion prolongée, sous le poids de ses propres contradictions. La civilisation romaine est morte ainsi. La civilisation chinoise impériale aussi. 

La frontière entre les deux types de mort est floue. Pour qu’une civilisation explose sous les coups d’une autre, il faut certes qu’elle connaisse une infériorité au moins dans le domaine des techniques militaires. Mais aussi peut être qu’elle soit en partie minée par des contradictions internes. Et l’histoire des Empires romains d’Occident et d’Orient, ou de l’Empire chinois, a montré que le dernier coup, le coup fatal qui termine une civilisation en implosion, est porté ou aidé par un ou des conquérants extérieurs. Ce furent les Goths, les Vandales, les Francs pour l’empire romain d’Occident, les Arabes pour l’Empire byzantin, les puissances occidentales et le Japon pour l’Empire chinois de Puyi.

Mais il reste une dominante, qui nous intéresse particulièrement ici. Dans une explosion, le relais est pris sans transition par la civilisation conquérante. Les vaincus souffrent bien sûr, mais la succession est prête, parce que c’est une civilisation plus puissante qui en assassine une autre. Rome remplace sans difficulté Carthage, la civilisation hispanique règne encore aujourd’hui en Amérique latine. Dans une implosion, il n’y a pas immédiatement de civilisation de remplacement. Celle-ci doit être inventée sur les ruines de celle qui meurt. Une question alors nous interpelle : où en est la nôtre aujourd’hui ? Ce qui en induit deux autres : à quoi peut-on voir qu’une civilisation est en train d’imploser, et comment peut-on faciliter la renaissance ultérieure ?

Des signaux pas si faibles que ça…

De nombreuses théories s’affrontent sur les causes de la chute de l’empire romain. Gibbon met l’accent sur la crise morale, tout en soulignant aussi des causes économiques et des difficultés à administrer un ensemble devenu gigantesque. D’autres y voient une crise énergétique. Plus récemment, certains évoquent… un changement climatique et des maladies ! Les thèses les plus récentes soulignent l’aspect multifactoriel. 

Mais, au-delà d’une vaine recherche de causes, ne peut-on tenter d’identifier, à travers les différents auteurs, quelques caractéristiques qui différencient l’empire décadent de la Rome ascendante et conquérante ? Parmi les multiples signaux de ce que l’on peut nommer la décadence d’une civilisation — sur lesquels nous reviendrons dans les semaines à venir —, j’en ai ici retenu trois : la corruption des élites ; le doute de soi ; la peur de l’autre. Regardons les rapidement, et faisons un parallèle avec notre époque. 

La corruption des élites 

Neron-lira-1-698x1024Inutile de s’étendre longtemps sur cet aspect. Les amateurs liront avec intérêt l’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain d’Edward Gibbon pour avoir une description exhaustive des “mauvais empereurs”. Les moins passionnés pourront se contenter de quelques images restées célèbres : l’incendie de Rome par Néron, ses démêlés familiaux mis en scène par Racine dans Britannicus. Le fait est que l’on cherche en vain pendant la période de décadence de Rome de grandes figures à la fois politiques et morales comme le fut Caton, pourfendeur de Carthage, ou Sénèque, précepteur de Néron avant d’être acculé au suicide par celui-ci. Les référents que l’on identifie vers la fin de l’Empire, sont déjà porteurs de la civilisation suivante, chrétienne.

Soyons clairs, la corruption, au sens large, est de toutes les époques, et bien souvent est plus une caractéristique du pouvoir que de sa décadence. Mais il se trouve, dans les périodes florissantes de chaque civilisation, des penseurs pour la pourfendre et des foules pour la combattre. Puis l’intérêt décroît, le peuple se concentre sur le pain et les jeux, les élites se déconnectent de plus en plus, vivent dans leur monde, sans être vraiment inquiétées, tant qu’elles ne chutent pas d’elles-mêmes. 

Le mot “corruption” doit ici être pris dans son sens le plus large. Quand un Président de la République se met en scène en boxeur, n’illustre-t-il pas un système entièrement corrompu par la recherche d’image à tout prix ? C’est cette généralisation, mais plus encore l’absence de dénonciation, de révolte, qui est un signe de décadence. Combien de fois entendons-nous aujourd’hui “tous pourris” ? Mais où sont passés les Zola pour écrire J’accuse ? Car le véritable signal à prendre en compte, c’est la résignation à la corruption des élites encore plus que cette corruption elle-même. 

Le doute de soi

On ne dispose bien sûr pas d’études d’opinion sur les Romains de la décadence, ni sur ceux de la glorieuse République. On sait en revanche que les dieux romains ont su, pendant très longtemps, assimiler sous leur coupe les dieux des pays conquis. Eux-mêmes d’ailleurs n’étaient-ils pas en grande partie issus de leurs prédécesseurs grecs ? Et un jour, les élites commencèrent à opter pour d’autres dieux, généralement issus de l’Orient magique, et même un Empereur romain se fit chrétien. Loin de moi l’idée de suggérer que le christianisme, qui devait largement structurer la civilisation qui succéda à celle de Rome, aurait causé la chute de l’Empire. Mais comment ne pas se questionner sur le fait qu’après avoir avec brio diffusé partout ses croyances en assimilant celles des autres — la période de la conquête des Gaules est à ce titre remarquable —, Rome soit soudain fascinée par des religions et des pratiques venues d’ailleurs ? Fascination certes pleine d’allers et retours, de conflits — les martyrs chrétiens le rappellent —, de doutes sur les doutes. Mais néanmoins signe que quelque chose, dans le corpus de croyances qui fait une civilisation, est brisé. Et n’est-ce pas ce même doute que l’on observe en Chine quand le précepteur du dernier empereur est non pas chinois, mais… Écossais ?

douter-de-soiLe parallèle avec aujourd’hui se dessine aisément. Il ne s’agit pas ici de discuter du bien fondé du wokisme, de la repentance, de la déchristianisation de l’Europe, de la remise en cause de la famille, etc. Mais observons simplement qu’à un ensemble euro-américain sûr de lui et de ses valeurs jusqu’au moins le milieu du siècle dernier et au-delà s’est substitué, depuis quelques décennies, une multitude de courants de doutes, allant jusqu’à contester l’écriture de l’histoire, et déboulonner les statues de ceux qui l’ont faite. L’autocritique peut être salutaire, quand elle permet de corriger les erreurs du passé ou en tous cas de ne pas les refaire. Mais il s’agit dans notre société contemporaine de bien autre chose, la profusion de prophètes de malheur, tous sujets confondus, en témoigne. Une attitude collective qui confine à la haine de soi plus qu’au simple doute, et qui divise comme jamais. Comment faire société entre celles et ceux d’une part qui prônent tout à la fois mariage gay, PMA, GPA et possibilité d’euthanasie pour les vieux et les malades, et d’autre part celles et ceux qui proclament leur attachement aux valeurs chrétiennes traditionnelles de la famille et du droit à la vie ? S’il n’y a pas de martyrs dans notre société, c’est que la période n’est plus à brûler les sorcières ou à donner aux lions les déviants. Mais il y sévit d’autres formes d’ostracisme et de violence. Ce doute de soi collectif s’accompagne en effet, paradoxe apparent, de certitudes individuelles (ou de groupes) n’ouvrant aucun espace au débat. On l’a vu au moment du COVID. On le voit autour de l’IVG, de l’euthanasie, du genrisme et même de l’antiracisme. Comme si ceux qui vouent aux gémonies les marqueurs de notre civilisation projetaient leur haine de soi sur les autres. Allant jusqu’à détruire les tableaux dans les musées, comme pour effacer plus vite des siècles de civilisation. 

La peur de l’autre

fear-illustrations-cecile-carre-1A cette haine de soi correspond une haine de l’autre, conséquence de la peur. Soyons clairs. La peur de l’autre peut parfois être salutaire. Les Indiens des Amériques ont accueilli sans peur les nouveaux arrivants, autour de Christophe Colomb et de ses successeurs. Les Pères fondateurs des États-Unis soulignent leurs rapports plutôt amicaux avec les autochtones, et les Conquistadores ont d’abord été reçus avec les honneurs dans ce qui devait devenir l’Amérique latine. Comment ne pas imaginer une autre version de l’Histoire si la peur avait d’emblée conduit les autochtones à massacrer les premiers arrivants, encore en position de faiblesse ?

Si l’on en croit Gibbon, qui s’appuie sur des sources contemporaines, c’est la peur qui ouvre la voie de la pourpre aux derniers empereurs d’Occident, appuyée sur l’indifférence du peuple romain, ou sa propre peur. On dit que chien qui a peur mord. Mais à un certain niveau de soumission par la peur, même le chien ne peut plus mordre ! Alors que Rome du temps de la République défait les envahisseurs, même si ceux-ci parviennent à camper momentanément sur le Capitole, en confiant son sort à des tribuns et des généraux, la Rome de la décadence préfère faire empereur les barbares qui la menacent, quitte à ce que leur règne soit éphémère. Et que la conséquence ultime soit la mort de la civilisation romaine. 

La peur est ambiguë. Alliée à un certain degré de confiance en soi, elle permet de discerner les dangers et de les combattre à temps. Alliée au doute/haine de soi, comme aujourd’hui en Europe, elle annihile tout espoir. Elle va jusqu’au renoncement à imposer nos propres références, chez nous, offrant ainsi notre société non au renouveau, mais aux bourreaux qui veulent la détruire. C’est le discernement et non l’angélisme qui est en la matière la bonne réponse. 

La France aux avant-postes

Pour une fois, la France est en tête ! Nous ne reviendrons pas ici sur les spécificités de la France d’Emmanuel Macron en matière de dissolution du lien (clivages), d’incompétence et de corruption des élites, de peurs… Nous invitons plutôt le lecteur à relire, avec le filtre évoqué dans cet article, quelques-uns de nos textes précédents. Mais soulignons que l’ancienne “fille aînée de l’Eglise”, si elle est loin d’être précurseur en matière de wokisme, est en revanche largement dans le peloton de tête du monde occidental en terme de corruption, d’attaque des libertés — de la presse, d’opinion, d’expression —, de naufrage du système éducatif, de montée des extrémismes. Elle se distingue aussi par une propension plus grande que la moyenne à renier et à détruire les traditions, du sapin de Noël aux monômes étudiants, qui dataient pour certaines au moins du Moyen Âge. On semble y croire que couper les racines d’un arbre l’aide à évoluer alors que ça ne le fait que mourir. 

Comparaison n’est pas raison. Il n’empêche que certaines similitudes puissent être troublantes. Notre société présente de nombreux traits qui font penser à une civilisation en train d’imploser. Et alors ? La bonne prédiction n’est pas celle qui se réalise, mais celle qui conduit à l’action. Que pouvons-nous faire dans ce contexte ? 

A suivre…