Pourquoi la Corse est-elle française ?

La Corse est aujourd’hui française. Nombreux sont ceux, y compris sur notre île, qui sont convaincus que c’était son destin. Pourquoi ? Parce que la France a gagné à Ponte-Novu ? Et si la Corse n’était française que par hasard ? 

La vision de notre histoire relève souvent du biais cognitif

L’histoire se lit trop souvent à rebours. En remontant le temps à la lumière de la situation présente, les circonstances du passé semblent conduire tout droit, de façon inéluctable, à ce que nous connaissons aujourd’hui. Oubliées les pistes qui ont conduit à l’impasse du fait de circonstances inattendues. Gommés d’un trait les impondérables qu’une aile de papillon, à l’autre bout du monde, ont semé sur le chemin comme autant d’obstacles que l’histoire a dû contourner. 

Nous vivons pourtant dans un monde complexe, jamais sûrs de la façon dont les choses vont pouvoir tourner, embarrassés de nous débattre dans ce qui apparaît comme la plus grande confusion. Nous devrions savoir qu’il en a été ainsi également par le passé et que ce que nous appelons le destin n’est qu’un autre nom du hasard. Pourquoi ce manque de lucidité ? Le paradoxe n’est sans doute qu’apparent, tant il paraît rassurant de donner un sens à ce que nous vivons. Mais c’est aussi une façon de nous y enfermer.

La Corse française : une série de hasards et d’impondérables

Ainsi en est-il de cette idée si répandue aujourd’hui que “le destin de la Corse est français”. C’était écrit ? Rien n’est moins sûr. Remettons les choses en perspective.

Inutile de revenir sur les envahisseurs de tous horizons et nationalités qui, au fil des siècles, ont débarqué sur les côtes de la Corse, l’ont parfois occupée, y ont exercé une autorité directe ou indirecte : peuples de l’antiquité méditerranéenne, envahisseurs éphémères razziant et détruisant à l’envi, puis bien sûr Pisans, Génois, Aragonais, Britanniques… jusqu’à la papauté qui en a revendiqué la souveraineté. Eh oui, c’est du passé, aujourd’hui la Corse est française pour l’éternité. Alors pourquoi le roi d’Espagne se dit-il toujours officiellement roi de Corse ? Il n’a pas dû lire les mêmes livres d’histoire que nous. Quant aux irrédentistes italiens, quoi que bien moins nombreux aujourd’hui qu’au tournant des XIXe et XXe siècles, se sont de doux (enfin pas toujours !) rêveurs ! Ils estiment encore que notre île devrait être rattachée à l’Italie, parce qu’elle combine les trois arguments qui peuvent le justifier à leurs yeux : la langue – apparentée à l’italien –, l’histoire – avec plus de cinq siècles de dominante italique –, et la géographie – la Corse, plus proche du territoire italien que de n’importe quel autre, ferait à leurs yeux plutôt partie de l’archipel toscan, au même titre que Capraia ou Elbe.

Le dogme des frontières naturelles

Sur ce point, difficile de leur donner tort. D’ailleurs, les cartes de géographies de notre enfance rapprochaient artificiellement notre île des côtes françaises, en la faisant figurer dans un bien opportun petit cadre noir : avec un talent certain, elles tentaient de camoufler, voire de corriger, ce qui paraissait une faute manifeste de la nature.  Car dans un pays qui depuis des siècles prônait et même combattait au nom de la logique des “frontières naturelles”, une Corse aussi éloignée des côtes françaises, ça “faisait désordre”. Née au XVIIe siècle, et devenue pratiquement un dogme au moment de la Révolution française, la théorie des “frontières naturelles” explique en effet qu’un pays doit s’étendre jusqu’à des limites évidentes comme une chaîne de montagne, un fleuve ou une mer. C’est au nom des frontières naturelles que les armées révolutionnaires ont voulu atteindre le Rhin : Dumouriez, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, l’a dit et répété, et d’autres avec lui. Pour les révolutionnaires, les Pyrénées marquaient une autre frontière évidente, et c’était aussi le cas des Alpes et de l’Océan. Bon… après, bien sûr, d’autres encore se sont dit « pourquoi ne pas aller plus loin ? » …  Entre la théorie et la pratique, c’est toujours affaire d’opportunité !

La Corse, française “par défaut” ?

En réalité, la Corse n’est devenue française qu’après bien des aller-retours chaotiques et des hésitations. Et l’on pourrait même dire : “par défaut”. A plusieurs reprises, elle s’est en effet retrouvée à ce qu’on pourrait appeler une croisée de chemin : pourquoi ceci plutôt que cela ? Conjoncture internationale, intérêts économiques ou politiques, intérêt personnel de certains protagonistes, voire impondérables dérisoires l’on fait, en finale, basculer dans l’escarcelle de la France. 

Revenons aux révolutions du XVIIIe siècle, quand les Corses boutent les Génois hors de l’île. Gênes va faire appel à la France, qui va occuper militairement l’île puis, par le traité de Versailles de 1768, la recevoir en gage des dépenses engagées pour combattre les nationaux. On oublie seulement une chose : c’est qu’en 1731-32 la République génoise avait obtenu le soutien des armées de Charles VI, Empereur d’Autriche. Que se serait-il passé si l’Empire autrichien avait fait valoir un droit sur la terre corse ? 

Dans les faits, le traité de Versailles laisse à la France, toute latitude dans l’île. Est-ce à dire que, depuis longtemps, celle-ci avait des vues sur la Corse, vues que Gênes lui permet ainsi de concrétiser ? Même pas ! Sa seule crainte était que les Britanniques s’en emparent ! 

En revanche, le ministre Choiseul qui va conclure l’affaire, y trouve un intérêt personnel : redorer son blason, après la signature du traité de Paris de 1763 qui chasse en pratique les Français du continent américain. Mais voilà, Choiseul a de nombreux ennemis à la Cour, et beaucoup désapprouvent sa politique à l’égard de la Corse. Il n’aurait donc pas fallu grand-chose pour qu’elle soit abandonnée. D’autant qu’elle était coûteuse à un moment où la banqueroute menaçait et que les Britanniques n’étaient pas loin de prendre les armes contre la France. Ils ne passeront pas à l’acte. Mais si… 

La Corse britannique

A peine vingt ans plus tard, au moment de la Révolution française, Paoli saisit ce qu’il croit être une chance pour son pays : les révolutionnaires ne sont-ils pas les défenseurs de la liberté ? Il déchante rapidement. Seulement son retour sur l’île (plus peut-être que le vote des députés de la Constituante) cautionne une sorte de légitimation de la conquête de l’île par les Français. La Corse a franchi une nouvelle étape dans sa “francisation” qui s’appuie, en réalité, sur un malentendu. L’appel à la nation britannique que bien des Corses, à l’époque, soutiennent, peut facilement alors passer pour une “trahison”. 

Le Royaume anglo-corse est de courte durée : ici encore, malentendus et incompréhensions minent peu à peu la construction initiale. Le gouvernement anglais décide d’évacuer l’île, laissant le champ libre aux troupes françaises stationnées en Italie…. Avant de se raviser, mais trop tard !  Que se serait-il passé si le contrordre d’évacuation de l’île par les troupes anglaises était arrivé en Corse juste un peu plus tôt, avant le départ des Britanniques ? Ici encore, tout n’a tenu qu’au retard dans la réception d’un courrier… La “faute à pas de chance”, quoi…

Enfin, lorsqu’en 1815, lors du Congrès de Vienne, les puissances victorieuses redéfinissent les contours de l’Europe, que notamment l’Angleterre consolide sa position maltaise, clé de sa stratégie méditerranéenne, récupère quelques colonies françaises lointaines, ou que le Royaume de Bavière, le Grand-duché de Hesse et la Prusse annexent la Rhénanie écornant au passage le sacro-saint principe des frontières naturelles, aucun État ne songe à revendiquer la Corse qui n’est pourtant française que depuis vingt ans : elle n’intéresse apparemment plus personne, et reste donc… française. Encore une bifurcation qui aurait pu changer le destin de l’île… 

La Corse endure donc encore aujourd’hui le fait d’être française. Avec tous les maux que cela lui a apportés et lui apporte, en termes d’entraves à son développement économique, de tentatives répétées d’acculturation, de centralisme politique monolithique. Les héritiers de Colbert continuent leurs dégâts, rendant vital pour les Corses un changement de donne.  

Alors, ce que le hasard a fait, la nécessité ne pourrait-elle le défaire ?