Logique de guerre (2/2)

Nous avons dans la première partie de cette réflexion évoqué les causes des conflits et les circonstances qui rendent possibles, voire probables, l’éclatement de vraies guerres (all-out war, comme disent les Anglais, littéralement guerre tout dehors). Reste à approfondir les motivations de dirigeants bellicistes, et, surtout, à s’interroger sur comment sortir de ces logiques de guerre. 

Manipulations et asservissements 

Mais pourquoi donc, alors qu’un tout petit peu de culture historique suffit à valider les assertions qui précèdent, des dirigeants réputés intelligents peuvent-ils encore tomber dans ces pièges ? Certes, le brouillard de l’hubris y contribue, mais ce n’est pas tout. Certes, les interêts économiques de ce qu’Eisenhower avait identifié comme dangereux pour la démocratie, le lobby militaro industriel —  « In the councils of government, we must guard against the acquisition of unwarranted influence, whether sought or unsought, by the military-industrial complex. The potential for the disastrous rise of misplaced power exists and will persist. » [President Dwight D. Eisenhower’s Farewell Address (1961) – 17/01/1961] — ont une influence majeure. Mais plus encore… Clausewitz écrivait que “la guerre est la continuation d’une politique par d’autres moyens”. On comprend généralement cette affirmation comme la continuation d’une politique internationale. Ne serait-il pas plus judicieux, au vu de l’actualité récente dans nos pays, de considérer que la guerre peut-être une tentative de poursuivre une politique intérieure quand tous les autres moyens font défaut ? Ou plutôt, la menace de guerre, la réthorique de guerre.

Car rien de tel pour contraindre son propre peuple à l’obéissance. Ou, dans un premier temps, pour occuper son esprit contre un hypothétique ennemi extérieur plutôt que contre un réel ennemi intérieur, l’Etat mal gouverné. Déjà avant 1914, les politiques français préféraient voir le peuple regarder la ligne bleue des Vosges que la ligne noire du porte-monnaie. Rien n’a changé en la matière, et le discours guerrier de Macron doit plus être analysé à l’aune de son naufrage intérieur qu’à celle d’une volonté de puissance dont il n’a clairement pas les moyens. 

La menace de guerre est une situation idéale pour exiger des sacrifices, pour faire de la démagogie à bon marché, pour contrôler encore un peu plus. Ce n’est pas pour rien que le discours de guerre est omniprésent en France depuis des années. Contre le terrorisme, contre le Covid et aujourd’hui contre la Russie, ce sont toujours les mêmes antiennes, et l’absence de solution réelle. Macron n’est-il pas allé récemment, à l’occasion de l’inauguration d’une usine de poudre à canon, jusqu’à vanter “une économie de guerre créatrice d’emplois” ? Le gouvernement n’est-il pas allé jusqu’à accuser la Russie d’avoir amplifié la polémique sur l’invasion de punaises de lit à Paris ?

Pratique bouc émissaire, l’ennemi extérieur prétendu permet aussi de disqualifier ses adversaires politiques. Ainsi, les opposants à une logique d’implication guerrière de la France en Ukraine sont devenus des agents de Moscou. McCarthy n’avait pas fait mieux. Encore y avait-il à l’époque une presque guerre entre Américains et Russes. 

Le problème de ces manipulations, qui sont le fait de gouvernements sans réel soutien populaire, c’est qu’elles dérivent vite en véritable asservissement, et qu’elles peuvent déclencher de vraies guerres. Nous l’avons écrit plus haut, il suffit de l’esprit embrumé par l’hubris d’un dirigeant un peu puissant pour que, de malentendu en malentendu, le monde se retrouve englué dans une guerre de grande ampleur. 

Je précise “un peu puissant”, car ce ne sont jamais les petits pays seuls qui déclenchent les grandes guerres. Zelensky sans les USA aurait depuis longtemps négocié avec les Russes. Mais, soutenu par des Etats-Unis en voie d’affaiblissement mondial, et par un Royaume-Uni et une France qui se croient encore des grandes puissances même si elles vivent à crédit, il reste inflexible et rend de plus en plus difficile un traitement réel du conflit. De même, sans le soutien de l’Iran, le Hamas se serait peut être abstenu du pogrom du 7 octobre, ou à tout le moins aurait maintenant cherché la voie de la négociation. Mais le soutien de l’Iran, dont le régime est affaibli, renforce son inflexibilité en même temps qu’il permet à ce dernier de faire diversion sur le front intérieur, et, plus globalement, dans le monde arabe. 

Car le danger réside exactement dans cet entre-deux de puissance. Des dirigeants suffisamment puissants pour se croire vainqueurs, et suffisamment faibles pour avoir besoin, vis-à-vis de leur  peuple, de cette comédie guerrière qui peut se transformer du jour au lendemain en tragédie.

Refuser doublement cette logique de guerre

Alors, sommes-nous condamnés à des saignées régulières de l’humanité à cause de dirigeants qui confondent leur ego avec l’intérêt de leurs peuples ? On pourrait le croire tant semble vain dans ces périodes tout discours pacifiste. C’était vrai en 1914, qui a vu l’assassinat de Jaurès sans que le peuple ne réagisse. C’est vrai aujourd’hui, où certes, pour l’instant, seule une “mort sociale” menace les dissidents — complotistes, agents de Moscou —, mais où en même temps le peuple laisse se renforcer l’arsenal législatif répressif et liberticide sans réagir. 

Pour autant, baisser les bras n’est pas une option. Il faut continuer, encore et toujours, de démonter ces engrenages guerriers. Il faut continuer de mettre en lumière les vraies raisons qui se cachent derrière les discours moralisateurs. C’est un devoir d’humanité, et c’est la première façon de refuser cette logique de guerre. Il ne s’agit pas de tomber dans l’angélisme. La violence est aussi ancrée dans l’humanité que la bienveillance, et des sources “objectives” de conflit existeront toujours. Mais, nous l’avons dit dans la première partie, il y a une marge entre conflit et guerre. Et il existe des ressources pour empêcher de passer de l’un à l’autre. La dissuasion, c’est à dire la fermeté au bon moment, en est une. La négociation en est une autre. N’ayons jamais peur de négocier, disait John Kennedy en 1961 — « Let us never negociate out of fear. But let us never fear to negociate. » [Inaugural Address of President John F. Kennedy, January 20, 1961] —. Le devoir de toutes celles et ceux qui assistent à un début de guerre sans en être directement partie prenante ne devrait-il pas être de pousser de toutes leur forces à une négociation, plutôt que de jeter de l’huile sur un feu qui n’en a pas besoin ?

Il est une autre façon, à plus long terme, de briser les logiques de guerre. Nous l’avons écrit, les peuples ne veulent pas les guerres, ce sont leurs dirigeants. Et si ces derniers les veulent, c’est parce qu’ils croient pouvoir les gagner. D’où cette course incessante à toujours plus grand, toujours plus puissant, toujours plus intégré. Ces dirigeants et ceux qui espèrent le devenir tentent toujours de nous vendre l’idée qu’une gouvernance plus centralisée, plus puissante, serait de nature à favoriser la paix. C’est faux. Ce sont les Empires qui font les guerres. Ou ceux qui veulent le devenir. Imagine-t-on la Confédération helvétique déclencher la troisième guerre mondiale ? Si nous prenions modèle sur elle plutôt que sur les ruines de l’Empire romain ? Casser les tentations impériales, se battre pour le droit de vivre libre, même quand on est une “petite nation”, refuser les logiques coloniales, n’est pas seulement une exigence de démocratie. C’est aussi rendre plus improbable une “vraie” guerre, tellement meurtrière aujourd’hui qu’elle pourrait bien être vraiment la dernière. 

Alors, pour sortir de la logique de guerre, il nous faut continuer à parler, à éclairer, à interpeler. Mais il nous faut aussi travailler à changer le terrain, en avançant vers ce qu’à Liassi, nous appelons la subsidiarité généralisée. Sortir du jeu des Empires, respecter le droit de chaque peuple à vivre comme il l’entend est devenu, à l’heure où les armes disponibles peuvent effacer toute vie sur terre, un impératif de survie de l’humanité.