En 1990, l’avocat américain Mike Godwin énonçait la loi qui porte son nom : « Plus une discussion en ligne dure, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de un. » Trente ans après, cette loi pourrait être reformulée en remplaçant la référence au nazisme par l’utilisation de l’insulte moderne par excellence : “complotiste”. Et c’est grave…
Qui en France n’a pas entendu parler du Professeur Perronne ? Spécialiste reconnu des maladies infectieuses, il a osé soutenir le Professeur Raoult dans son utilisation de l’hydoxychloroquine. Il a surtout osé écrire un livre où il démontre les incohérences de la politique du gouvernement sur le Covid, il a osé dénoncer les conflits d’intérêts de nombreux confrères, il a osé accuser sans relâche l’establishment de santé et le gouvernement de mensonges. Mais ce qui est remarquable, c’est la façon dont BFMTV annonce, le 20 octobre, que le Professeur Perronne est démis de ses fonctions au sein de la Fédération française contre les maladies vectorielles à tiques. Parce qu’il se serait trompé sur lesdites maladies ? Que nenni… Selon BFMTV, « Christian Perronne [a été] démis de ses fonctions au sein de la Fédération sur la maladie de Lyme en raison de propos complotistes. »
En 1947, aux Etats-Unis, le Comité parlementaire sur les activités anti-américaines provoquait la mise à l’index de 300 artistes d’Hollywood et l’exil de Charlie Chaplin. Trois ans plus tard, le sénateur McCarthy inaugurait la plus grande chasse aux sorcières de l’histoire moderne. La plus grande ? Peut-être devrais-je ajouter “jusqu’à aujourd’hui”. Car cette accusation de complotisme qui sévit aujourd’hui sur les médias et les réseaux sociaux est bien un nouveau maccarthysme, dont les victimes n’ont eu pour l’instant — mais pour combien de temps ? — qu’à subir des foudres verbales ou twittées. De Martine Wonner à Christian Perronne, de Médiapart à LFI, la liste serait très longue de celles et ceux qui ont, à un moment ou un autre, été accusés de complotisme parce que leur propos s’opposait à la doxa du moment, sur le Covid, sur la menace islamiste, sur le poids de la finance internationale. Mais au fait, c’est quoi, un complotiste ?
Première version : inventer une réalité à des fins politiques
Le complotisme n’est pas nouveau. Dans sa première version, qui en a été la seule pendant des décennies, le complotisme consiste à inventer de toute pièce un complot, de façon à pouvoir en tirer un bénéfice politique. C’est d’ailleurs la matière de romans célèbres. Dans Le pendule de Foucault, qu’il a publié en 1988, Umberto Eco met magnifiquement en scène un trio de complotistes italiens traquant les descendants des Templiers. Dan Brown, dans son Da Vinci code en 2003, fera traquer à son héros un complot de l’Opus Dei. Les théoriciens du complot des Illuminati fleurissent quant à eux dès la fin du XVIIIe siècle, et connaissent depuis 1990 un regain de vigueur. Quant au Protocole des Sages de Sion, invention forgée en 1901 pour le service de la police secrète tsariste, on sait comment il a été utilisé par les nazis contre les Juifs.
Dans cette lignée de complotistes inventeurs, il y a bien sûr tous ceux qui ont nié les attentats du 11 septembre, ou qui les ont attribués à la CIA, ou qui ont prétendu que la conquête de la lune était une fake news, ou… Bref, des illuminés ou des manipulateurs, faciles à repérer par l’énormité de leurs inventions, ce qui, au demeurant, ne veut pas dire ni qu’ils ne sont pas crus par d’autres, ni qu’ils ne sont pas dangereux. Mais, s’il le sont, ce n’est pas par leurs inventions de complot, mais par leurs actes.
Version nouvelle : oser mettre en doute la vérité officielle
Mais aujourd’hui, c’est une autre forme de prétendu complotisme qui est dénoncée à longueur de médias et de réseaux sociaux. Ainsi, les personnes qui contestent la légitimité de l’obligation du port du masque en extérieur sont traitées de complotistes — l’épidémiologiste en charge de la politique de santé en Suède en ferait-il partie ? Les personnes qui nourrissent des doutes quant à l’efficacité et à l’innocuité de vaccins sont des complotistes. Jusqu’à ce que, peut-être, elles deviennent un jour des lanceurs d’alerte, comme l’a été reconnue Irène Frachon lorsqu’elle a donné le coup d’envoi par son livre à ce qui est devenu “l’affaire du Médiator” ?
Car c’est bien là que le bât blesse. Dans la crise du Covid, comme d’ailleurs face à la menace islamiste, est traité de complotiste tout individu, quelles que soient ses compétences, qui conteste la ligne officielle. Et pourtant, on est loin d’avoir ici affaire à des vérités démontrées. La gravité du Covid, par exemple, est clairement question d’opinion et non de science. Pour certains, le plus d’un million de morts au niveau mondial fait de cette maladie une calamité qu’il faut absolument juguler, fut-ce au prix de nos libertés, alors que pour d’autres, il est à mettre en regard des 17 millions de morts annuels de maladies infectieuses. En découlent des positions diamétralement opposées sur les masques, les vaccins, les confinements, les couvre-feux… Ce qui n’empêche pas Facebook de s’ériger en arbitre de la vérité officielle, en choisissant les médias qui ont droit de cité et en censurant les autres. Ni les justiciers de café du commerce de traiter de complotistes ceux qui pensent que les mesures de restrictions de nos libertés qui sont mises en place sont disproportionnées, et qu’il y a peut-être des raisons à cette disproportion… De la même façon, la menace islamiste, qui a provoqué 267 morts, ou, selon votre sensibilité, qui n’a provoqué que 267 morts, en France depuis 2012, est un danger mortel pour notre société pour les uns, un risque à relativiser pour les autres.
Et si les complotistes n’étaient pas ceux qu’on désigne ?
Et pourtant, le débat politique a toujours été le propre d’une démocratie. Il est normal et sain que des sujets aussi importants fassent l’objet d’approches différentes. Cette dérive dans l’utilisation du mot complotiste traduit en réalité une volonté de détruire la crédibilité de celles ou ceux qui s’opposent, utilisée de façon inversement proportionnelle à la force des arguments rationnels dont disposent ceux qui défendent “l’orthodoxie” de la pensée.
Ce qui frappe d’ailleurs dans cette utilisation, c’est son uniformité. Vous pensez que les masques ne sont pas une bonne solution contre le Covid ? Vous êtes un complotiste. Vous pensez que l’appréciation du rapport avantages / risques d’un vaccin doit rester une question personnelle ? Vous êtes un complotiste. Vous pensez que la collusion de certains éminents médecins avec l’industrie pharamaceutique est dangereuse pour la santé publique ? Vous êtes un complotiste. Vous croyez que le gouvernement utilise abusivement la menace islamiste pour faire passer des lois qui menacent les libertés de tous ? Vous êtes un complotiste.
La permanence de cette affirmation sur des sujets aussi différents ne repose-t-elle pas sur l’idée qu’il y aurait… un complot des complotistes ? Que ceux-ci passeraient leur temps à se concerter pour décider sur quoi exercer leur droit de critique ?
Le complot de la bêtise
Michel Rocard aurait affirmé, en marge d’une interview, qu’il fallait « toujours préférer l’hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot demande un esprit rare. »
Malheureusement, bêtise et complot ne sont pas incompatibles. Celles et ceux qui dénoncent à qui mieux mieux le “complotisme” ne sont-ils pas simplement les “idiots utiles” d’une poignée d’acteurs politiques et/ou économiques très conscients de ce qu’ils font ? Car, à défaut de complot — ce qui supposerait organisation volontaire et clandestine, ainsi qu’unité d’action et de commandement — est-il vraiment contestable qu’il y ait, entre ceux qui dirigent les pays occidentaux et ceux qui en dominent l’économie, une véritable convergence d’intérêts, et une concertation ? Le forum de Davos, les réunions du G7, les rencontres entre dirigeants politiques et dirigeants de grandes entreprises ne sont pas des phantasmes, mais bien des réalités. Et quand le Professeur Perronne ou le Professeur Raoult pointent les liaisons dangereuses entre certains milieux médicaux et les grands laboratoires pharmaceutiques, peut-on vraiment balayer cette affirmation d’un revers de main ? Une de mes amies fut pendant un temps visiteuse médicale, c’est-à-dire VRP d’un grand laboratoire pharmaceutique. Les méthodes utilisées par ceux-ci pour promouvoir leurs produits sont connues, et s’apparentent bien évidemment à de la “corruption promotionnelle”… Alors, quand ce sont des milliards qui sont en jeu comme dans le cas des traitements ou des vaccins contre le Covid, qui peut croire que tout ce monde là soit soudainement devenu parangons de vertu ?
Les trafics d’influence, les lobbies, les coups tordus ont probablement toujours existé. Ceux qui tentent de les dénoncer et de s’y opposer aussi. Cela fait partie du jeu, et tant que les humains n’auront pas atteint la perfection dans le respect de leur semblables — ce qui peut demander encore un certain temps —, cela durera. Mais ce qui est inquiétant aujourd’hui, c’est le mépris que dénote l’appellation de “complotiste” : ce que tu dis n’est pas seulement en désaccord avec ce que je pense, mais c’est n’importe quoi, et tu as perdu la raison. Voir dans cette caricature du débat politique la conséquence des réseaux sociaux serait une vision bien trop simplificatrice. Quand Olivier Veran accuse Martine Wonner, qui exprime son désaccord avec la politique sanitaire du gouvernement, “[d’]injurie[r] l’ensemble de la communauté médicale”, ce n’est pas sur les réseaux sociaux, mais dans l’hémicycle de l’Assemblée Nationale.
Il n’y a pas de démocratie sans débat. Il n’y a pas de démocratie sans confiance. Il n’y a pas de démocratie sans respect réciproque. En passant du débat à l’insulte, en utilisant l’accusation de complotisme comme un mantra pour ne pas avoir à argumenter, ceux qui le font détruisent, lentement mais très sûrement, nos démocraties. Faisons en sorte qu’ils restent très minoritaires.