L’antonymie de ce titre peut sembler violente, tant on sait que la liberté peut être restreinte sans pour autant que nous sombrions dans l’esclavage. Mais l’actuelle crise politico-médiatico-sanitaire éclaire d’une lumière plus crue cette opposition. Non en termes de situation immédiate, mais en termes de dynamiques en jeu.
Sous couvert de sécurité sanitaire, nombre de mesures attentatoires à nos libertés ont été prises ces derniers mois. Des restrictions de déplacements sans aucun précédent dans l’histoire — non, même les “confinements” anti-peste du Moyen-Age n’avaient pas réussi à immobiliser ainsi la planète —, l’émergence d’applications permettant de tracer toutes les personnes que vous avez rencontrées ou simplement côtoyées, la surveillance par drones de zones entières, urbaines ou non, des contrôles multipliés comme jamais… sans compter des atteintes aux droits en matière de détention, de stockage des informations, la liste serait longue. Mais ces restrictions étaient, nous a-t-on expliqué, la seule façon de nous protéger, de nous assurer un minimum de sécurité sanitaire.
Dans nos démocraties modernes, c’est en effet toujours au nom de la sécurité que l’on restreint nos libertés. Sécurité sanitaire, sécurité contre les attentats terroristes, sécurité routière, etc… Souvent pourtant en se gardant bien de mesurer la proportionnalité des restrictions par rapport aux risques encourus. Ainsi, par exemple, le terrorisme islamiste, source de multiples restrictions de nos libertés, d’abord dans le cadre de l’état d’urgence, puis intégrées dans la loi SILT de 2017, a tué en Europe, en 18 ans, moins que la route en un seul mois : 25 000 morts en 2018 sur les routes européennes, soit un peu plus de 2000 par mois, contre 1868 morts au total dus au terrorisme entre 2000 et 2018 en Europe. Pour ce qui est de la COVID-19, le nombre de morts par million d’habitants en Suède est resté comparable à celui de la France, sans confinement ni restrictions coercitives… Il y était même, le 20 mai (jour d’écriture de cet article) inférieur de 15%, selon les chiffres de l’OMS.
Sécurité contre liberté, le faux deal
Si l’on ne nous livre jamais de données sur cette proportionnalité, il y a une raison simple : le deal “sécurité contre liberté” est un marché de dupes, qui n’est pas sans rappeler la célèbre phrase attribuée à Churchill après Munich : « Vous vouliez la paix, vous vouliez sauver l’honneur : vous aurez la guerre et le déshonneur. »
Pour le comprendre, il faut prendre le temps de peser les termes. La liberté d’abord. Sans entrer ici dans une dissertation philosophique dont je serais bien incapable — sur le sujet de la liberté, on peut toujours lire Hannah Arendt avec profit —, disons simplement que la liberté, ce n’est pas l’absence de contrainte, mais la possibilité de les accepter ou de les refuser. Dans une certaine mesure, personne ne peut vraiment nous priver de cette possibilité. Sauf à rendre le choix tellement inégal que le bon sens nous impose… d’obéir, pour éviter la sanction assortie. Ainsi fonctionnent toutes les privations de liberté que nous subissons depuis ces dernières années. Pendant le confinement par exemple, vous pouviez sortir autant que vous le vouliez, mais au risque d’une amende, de prison, et accessoirement, de contamination.
J’écris volontairement “accessoirement”. Force est de constater en effet que c’est la peur de la sanction, instrumentalisée et médiatisée avec force, qui a été l’outil majeur de ce confinement, bien plus que le raisonnement par rapport au risque de contamination. En France, en Italie, en Espagne en tout cas… Au contraire de la Suède ou de l’Islande, qui ont préféré en appeler à la responsabilité de chacun pour faire respecter les mesures mises en place.
Mais alors, qu’est-ce que la sécurité, si elle n’est pas la possibilité de vivre sans avoir peur ! La définition du Larousse est claire : la sécurité, c’est la « situation de quelqu’un qui se sent à l’abri du danger, qui est rassuré. » Or, toutes les mesures de restrictions de nos libertés, qu’elles aient trouvé leur origine dans les attentats terroristes ou dans le Coronavirus, ont été accompagnées d’une orchestration de l’insécurité.
La réalité de toutes les privations de libertés, c’est qu’elles s’accompagnent toujours d’une montée et non d’une diminution de l’insécurité. La prison, par exemple, est en Grande Bretagne le lieu numéro 1 en termes d’agressions. Quant aux dictatures, je n’ai jamais entendu un rescapé du goulag vanter la sécurité qu’il y trouvait. Notre sentiment de sécurité est en réalité indissociable de notre sentiment de liberté. Et pas seulement notre “sentiment”. Il s’agit aussi là d’une réalité objective, pour les animaux que nous sommes et que nous resterons. La liberté — de fuir ou de combattre — est la garantie même de notre sécurité, exprimée par notre instinct de survie. Sa restriction développe notre agressivité, comme un chien en laisse est toujours plus agressif qu’un chien en liberté.
Le vrai duo gagnant : liberté ET responsabilité
Mais, objectera-t-on, il n’est pas question, dans ces mesures plus ou moins coercitives, seulement de liberté ou de sécurité individuelle… Il s’agit que chacun accepte de restreindre un peu sa liberté pour assurer la sécurité de tous !
Belle intention. Mais, si l’intention est louable, la réponse coercitive ne l’est pas. Dans ces mesures, il ne s’agit pas d’assurer la sécurité de tous en acceptant de se restreindre individuellement, mais de déléguer à un tiers — l’Etat la plupart du temps, mais parfois aussi d’autres autorités, locales, régionales ou “expertes” — le soin de décider ce qui est bon pour tous. Et, partant, le risque de se tromper — involontairement ou non — dans des arbitrages faits sans tenir compte de spécificités individuelles ou locales.
Lors de la crise actuelle, on a maintes fois souligné les mensonges de l’Etat quant à l’utilité ou la disponibilité des masques, par exemple. On a souligné la façon dont les responsables politiques français ont d’abord minimisé le risque, avant de changer brutalement en imposant un confinement généralisé assorti d’un discours, par médias interposés, extrêmement anxiogène. On pourrait croire que les responsables politiques français sont en la matière particulièrement blâmables, mais ils ne sont pas les seuls ! En Grande-Bretagne, Boris Johnson a réalisé le même type de volte-face, comme l’avait bien avant lui fait le Premier ministre italien. Les pouvoirs locaux ne sont pas non plus, en la matière, protégés contre cette tendance à remplacer un discours de vérité par un discours au service des objectifs poursuivis.
Ces discours changeants ne procèdent pas tant d’une volonté de mentir que d’un présupposé délétère : les citoyens, tout adultes qu’ils soient, ne sont pas assez responsables pour entendre un discours de vérité. Ainsi, par exemple, dans Corse-Matin du 16 avril, on pouvait lire : « Le Pr Raoult annonce que l’épidémie décline. Ce n’est pas que c’est faux, ce sont les conséquences que cela pourrait induire qui affolent. C’est aussi l’autre pandémie du moment : le virus de l’émotion et du raccourci. Et sa contagiosité, tout aussi virulente, dans les esprits. »
Ainsi donc, les responsables politiques ne construisent pas leur discours en fonction de ce qui est mais en fonction de ce que celui-ci pourrait provoquer. Cela s’appelle tout simplement de la manipulation. Et, pour que le peuple reste manipulable, c’est-à-dire gouvernable, dans l’esprit de ceux qui partagent ce présupposé, il faut qu’il ne soit ni trop libre ni trop responsable.
Pourtant, toutes les études qui ont pu être faites sur le leadership, et en particulier sur le leadership en situation de crise, montrent que plus on considère les personnes comme irresponsables, plus elles le deviennent. Et réciproquement, que c’est en faisant le pari à la fois de la responsabilité et de la confiance que l’on obtient les meilleurs résultats. Même les armées modernes, qui pourtant ne sont pas forcément les modèles de démocratie qui viennent immédiatement à l’esprit, l’ont compris, comme en témoigne le livre du Général Rupert Smith, L’Utilité de la Force. Et bien évidemment, ce constat est partagé par les bons managers dans les entreprises. C’est cela même qui a fait passer du contrôle qualité à l’assurance qualité…
Pour reprendre les mots du psychiatre autrichien Viktor Frankl dans Man’s search for meaning : « La liberté n’est qu’une partie de l’histoire et la moitié de la vérité … C’est pourquoi je recommande que la statue de la Liberté, située sur la côte est, soit complétée par une statue de la Responsabilité, sur la côte ouest. » Ou, comme le disait Bernard, Shaw, « La liberté signifie la responsabilité. C’est pourquoi la plupart des hommes la craignent. »
En suggérant que, pour assurer sa sécurité collective, déléguée à l’Etat, un peuple n’a d’autre choix que d’accepter de renoncer à une part de ses libertés, on va dans l’autre direction. Celle qui rend de plus en plus irresponsable. Celle qui nous conduit tout droit à l’esclavage.
La liberté, meilleure réponse à la complexité
Car, dans notre monde dont la complexité, à défaut de croître, n’a jamais été aussi perceptible, il faut absolument trouver des “réducteurs de complexité”. Il ne peut y en avoir que deux : la confiance ou la dictature. Cette dernière simplifie les choses à l’extrême, puisqu’il suffit alors d’obéir. Malheureusement, ou heureusement, la complexité du monde n’est pas un choix de notre part, mais un fait. Vouloir la réduire artificiellement par une dictature est voué à l’échec. Pour que ce ne soit pas le cas, il faudrait que le dictateur soit réellement infaillible et omniscient. Ce ne serait même plus là un simple rêve prométhéen, mais une mégalomanie dangereuse. D’ailleurs, toutes les dictatures du passé ont fini, assez vite, par s’effondrer.
Reste donc la confiance. Mais celle-ci ne peut exister que dans la liberté, et non dans une illusion de sécurité. Pour Jean-Philippe Delsol (Au risque de la liberté – aout 2007), « les sociétés qui laissent quelques-uns construire des plans pour tous sont des sociétés de défiance […] un commandement central ne peut ni tout savoir, ni tout faire ; au mieux il peut tout contrôler et tout empêcher. […] La société complexe requiert le respect de la liberté, parce que c’est dans la libre expression de chacun, dans le libre échange de tous, dans la libre création de tout individu que les sociétés trouvent le plus de ressources pour se développer. »
Que la France soit le parangon d’une société de défiance n’est plus à démontrer. Yann Algan et Pierre Cahuc l’ont fait magistralement dans leur ouvrage La société de défiance – Comment le système français s’autodétruit (Editions Rue d’Ulm – octobre 2007), et les tendances mises en évidence depuis lors par les différentes études du CEVIPOF n’ont fait que confirmer cette défiance généralisée.
Mais il nous reste le choix du futur. En France peut-être, ici en Corse sûrement. Pour que notre île vive, nous devons choisir entièrement et résolument la liberté, et son associée la responsabilité. Parce que si nous ne faisons pas ce choix, alors, ce sont des prédateurs qui finiront par nous imposer le leur, celui de l’esclavage à perpétuité… Ni 1984, ni Le Meilleur des Mondes ne sont impossibles, malheureusement.