En cette période d’élections européennes alors que tout à la fois se posent des questions de supranationalité et se renforcent les mouvements populistes, nous avons décidé d’ouvrir une nouvelle rubrique relative à l’Etat et à l’exercice du (des) pouvoir(s). Un “Etat”, ça sert à quoi ? Quelle est sa raison d’être ? Quels sont ses pouvoirs et comment les exerce-t-il ? Quelles sont les limites du fonctionnement actuel ? Quelle place pour la démocratie ? Comment repenser l’Etat et ses pouvoirs dans le contexte actuel ?
Il ne s’agit pas d’une analyse juridique. Mais plutôt d’une réflexion engagée, à la lumière à la fois de l’Histoire, de l’actualité, et des pratiques alternatives d’autres démocraties.
Cet article vise à poser le cadre : les thématiques seront approfondies par la suite.
Ce qui légitime un Etat : assurer la sécurité
La conception que nous avons d’un Etat, remonte peu ou prou à la consolidation des Etats-Nations entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Elle s’appuie principalement sur l’exercice des pouvoirs régaliens. Leur origine est ancienne — en France, ils ont été explicitement énoncés au XVIe siècle — puisant même aux sources du droit romain.
Ces pouvoirs, marques de souveraineté, ont longtemps été disputés, et leur exercice, au fil du temps, par rois, princes, comtes voire même simples seigneurs traduit le cheminement chaotique par lequel se sont construits les Etats modernes1 . Ces derniers en détiennent le monopole : un monopole généralement incontesté, tout simplement parce que l’exercice de ces pouvoirs permet à l’Etat d’assurer la sécurité du peuple, une aspiration tout à fait légitime : toute société, humaine comme animale, s’organise pour y apporter une réponse.
Cette dimension de sécurité apparaît dans l’intitulé même des thématiques qui regroupent ces pouvoirs : la sécurité intérieure ; la défense des frontières ; la définition du droit et l’exercice de la justice ; enfin, la dimension économique, avec de façon emblématique, le pouvoir de battre monnaie.
Les trois premiers thèmes se passent de commentaires. La “sécurité économique” est un peu plus complexe à appréhender, d’autant qu’elle se double du pouvoir de lever l’impôt ! Mais disposer d’une monnaie est une condition indispensable au développement d’une économie : le troc a ses limites ! La monnaie permet de valoriser les biens, de les comparer, de les échanger, d’investir. Une monnaie à la valeur reconnue sur un territoire identifié sécurise ces échanges. Nous y reviendrons.
Un schéma ébranlé dans les faits
Depuis la seconde guerre mondiale, ce schéma ancien est mis à mal à plus d’un titre en Europe : la création de l’ONU, celle de l’OTAN, les velléités européennes d’élaborer une défense commune écornent peu à peu les pouvoirs des Etats en matière de diplomatie et de défense extérieure.
La création de l’euro a rayé près de vingt monnaies nationales du paysage européen.
La Cour européenne des droits de l’homme, même si elle ne possède pas de pouvoir de coercition, peut en pratique casser des décisions de justice prises dans le cadre d’un Etat spécifique : tout récemment encore, le 23 mai dernier, elle n’a pas hésité à condamner la France pour une enquête relative à un cambriolage avorté, dont elle a jugé qu’elle n’avait pas été menée dans des conditions préservant suffisamment les droits du contrevenant — notamment la durée de l’instruction. Les modalités d’assurer la sécurité intérieure elle-même sont questionnées au sein de l’espace Schengen, au vu des menaces terroristes qui pèsent sur l’Europe…
Bref, peu à peu, le modèle perd de sa pertinence, traduisant la faillite des Etats-nations “impériaux” issus du XVIIIe ou XIXe siècle. Car s’ils n’ont plus le pouvoir d’assurer leurs fonctions régaliennes, leur raison d’être ne disparaît-elle pas ? D’ailleurs, un nouveau schéma se dessine… sauf qu’il ressemble à s’y méprendre à l’ancien !
Reproduire le schéma ancien est une fausse bonne idée
Nos sociétés sont en effet si bien pétries des fonctionnements antérieurs que le modèle qui s’impose (ou qu’on nous impose ?) est celui d’un Etat supranational européen auquel on confierait l’intégralité des pouvoirs régaliens. Bref, une redistribution de ces pouvoirs vers le haut, vers une entité au périmètre élargi et par le fait plus éloignée des citoyens.
Ce nouveau schéma soulève deux questions :
Une question de démocratie : Le fonctionnement des instances européennes n’est pas aujourd’hui un modèle de démocratie et les réactions de ces instances devant les résultats des référendums britanniques ou catalans laissent mal augurer de ce que l’avenir pourrait nous réserver en la matière. Comment cela se traduirait-il si tous ces pouvoirs étaient concentrés au niveau européen ?
Une question d’efficacité : à l’épreuve des faits, le modèle de concentration des pouvoirs régaliens dans les mains d’un Etat fort n’est plus une garantie accrue de sécurité, et ne l’a peut-être même jamais été. Quelques exemples historiques ou d’actualité suffisent à le démontrer.
Un modèle qui ne fonctionne pas
En matière de défense, les grandes puissances européennes sont notamment à l’origine des derniers conflits mondiaux : sans les traités qui les liaient — et l’engrenage infernal qu’ils ont engendré — jamais sans doute la première guerre mondiale n’aurait pris la dimension qui fut la sienne. Quant à la seconde guerre mondiale, le traité de Versailles — toujours entre grandes puissances plus ou moins revanchardes — porte une responsabilité énorme dans son déclenchement. Et le IIIe Reich bien évidemment se voulait une grande puissance impériale.
En réalité, les grands empires font leurs guerres sur le dos des petites nations : n’oublions pas que, du côté “français”, ce sont les Corses et les Bretons qui ont payé le plus lourd tribut lors de la première guerre mondiale. Les guerres sont déclarées par les élites. Les peuples y partent contre leur gré. La paix se préserve plus par des mesures de co-développement que par des mesures de défense. C’était d’ailleurs l’esprit des premiers accords européens : la CECA mise en place par Robert Schuman en 1952 n’avait pas d’autre objet. Il n’était sûrement pas question de reconstituer un empire…
En matière de sécurité intérieure, l’actualité témoigne de l’apparition de points névralgiques où les violences deviennent chroniques et l’Etat impuissant, comme les règlements de compte entre bandes qui défrayent la chronique depuis quelque temps à Toulouse, les émeutes que Nantes a connues ces dernières années, en lien avec la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, sans parler des zones de non-droit de la région parisienne… D’ailleurs, à Paris, la communauté chinoise s’organise pour faire face à l’insécurité qui menace ses ressortissants…
La dimension européenne n’apporte clairement pas de garantie absolue. Terroristes et délinquants divers savent jouer de la porosité des frontières et de l’immensité d’un territoire où plus personne ne se connaît. Sommes-nous condamnés à être en permanence sous surveillance vidéo pour sécuriser des espaces de vie devenus anonymes ?
En matière de justice, les procédures deviennent de plus en plus longues et complexes au fur et à mesure que les instances concernées s’éloignent du citoyen. S’il est vrai que dans certains cas, le justiciable peut se sentir plus protégé par les instances européennes, cela compense-t-il la disparition d’une justice de proximité plus adaptée au terrain ? Et que dire de la rigidité des multiples normes et règlements européens ?
En matière économique, l’euro facilite sans doute voyages et commerce. Mais les difficultés économiques au sein de la zone euro, illustrées en particulier par la faillite de la Grèce, rappellent que disposer d’une seule monnaie pour des pays à structure économique très différente est un vrai problème. L’économie européenne n’est pas aux standards de l’économie allemande — et n’a sans doute pas vocation à l’être.
La Suisse : un modèle alternatif
A contrario, l’exemple de la Suisse prouve qu’un petit pays de 41 000 km2 et de 8 millions d’habitants est capable d’assurer sa propre sécurité. La Suisse a été épargnée par les conflits mondiaux alors même qu’elle n’était partie prenante d’aucun traité. Car elle a bâti son indépendance sur la ”neutralité armée2 ”, avec des citoyens formés pour assurer la défense du pays : un choix qui s’est manifestement révélé efficace.
Elle fonctionne sur un mode décentralisé, avec des lois fédérales, cantonales et communales, élaborées en total respect du principe de subsidiarité. Pour ce qui concerne la sécurité intérieure, les cantons sont souverains en matière de police… ce qui n’empêche pas le taux de délinquance de baisser régulièrement depuis 2012.
Quant au domaine économique, est-ce un hasard si la première monnaie complémentaire créée en Europe en 1934, le WIR toujours prospère aujourd’hui, est suisse ?
Plutôt que de rejouer les fonctionnements anciens, avec la certitude qu’ils nous conduiront dans le même mur, la démocratie aurait donc tout à gagner à s’inspirer de modèles comme celui de la Suisse qui ont fait preuve de leur efficacité pour repenser un “Etat” plus adapté à notre monde et à nos aspirations : ne pas concentrer tous les pouvoirs dans les mêmes mains, jouer la subsidiarité, oser la complémentarité.
Comment cela pourrait-il s’illustrer chez nous en Corse ?
En ce qui concerne la défense des frontières, il est fréquent d’entendre qu’une Corse indépendante serait incapable d’assurer sa sécurité. Au cours du XVIIIe siècle, n’est-ce pas la faiblesse de la Corse, son manque de moyens tant humains que militaires qui ont permis aux puissances de l’époque, soucieuses de s’assurer une base stratégique en Méditerranée, d’y imposer tour à tour leur domination ?
Le contexte est totalement différent aujourd’hui.
D’une part, le risque d’une guerre entre puissances européennes est devenu très improbable.
D’autre part, on peut facilement faire un sort au motif qui faisait de la Corse, jusqu’au milieu du XXe siècle, une terre convoitée des puissances européennes : sa position stratégique, d’un point de vue militaire, au coeur de la Méditerranée. La portée des armements actuels, le rôle joué par les porte-avions et les sous-marins ont en effet sérieusement réduit l’intérêt d’installations permanentes coûteuses sur notre terre. Aucun Etat européen ne cherche plus à implanter de bases militaires en Méditerranée : rappelons que Malte est devenue indépendante en 1964 sans que le positionnement international de la Grande-Bretagne n’ait eu à en souffrir.
Tout au contraire, la présence à Solenzara de ce que l’Etat français présente comme une base avancée de la France en Méditerranée — en en faisant une cible potentielle — est plutôt une menace qu’une garantie pour notre sécurité.
Imaginons une Corse indépendante… Rien ne l’empêcherait d’opter pour une position de neutralité, à l’image de la Suisse.
En matière de sécurité intérieure, un modèle appuyé sur une société de proximité, où chacun se sentirait co-responsable et impliqué dans ce qui se passe dans son environnement, gagnerait sans aucun doute en efficacité. La Corse est une île : un espace clos par construction où tout le monde se connait : cette configuration tout à fait adaptée lui permettrait d’assurer plus efficacement sa sécurité intérieure sur un mode décentralisé.
Dans le domaine économique, il ne serait bien sûr pas question de remettre en cause l’utilisation d’une monnaie permettant des échanges internationaux. Mais celle-ci pourrait être efficacement complétée par une monnaie justement nommée “complémentaire” qui renforcerait l’économie locale en favorisant les circuits courts : un projet que la Collectivité de Corse a toujours dans ses cartons.
Quant au domaine législatif et judiciaire, comme l’exemple suisse le montre, le choix de la subsidiarité permettrait de prendre en compte les contextes et spécificités de notre île pour plus d’équité.
La Corse pourrait ainsi devenir un Etat d’un nouveau genre, inséré dans des réseaux de co-développement et de solidarité, avec juste ce qu’il faut de pouvoirs régaliens. Un Etat qui assure sa sécurité sans transiger avec la démocratie.
Les peuples qui avancent sur le chemin de leur autonomie ont toujours des scrupules à réclamer une part des pouvoirs régaliens : les limites sont dans nos têtes. A nous de les repousser !
↑1 Noter que la période moderne, en histoire, va de la fin du Moyen Age à la Révolution française.
↑2 Sa neutralité perpétuelle a été reconnue officiellement par les grandes puissances européennes au Congrès de Vienne de 1815.