Brexit, grand débat national, conférence sociale, autant de sujets qui nous interpellent sur la démocratie, l’unité et l’harmonie. Jusqu’à Max Simeoni qui, dans Corse-Matin du 13 janvier, appelle à un parti pour le peuple corse. Et si la réponse aux défis du XXIe siècle n’était pas dans la déclinaison d’une partition unique, mais dans l’apprentissage d’un art qui nous est cher en Corse, celui de la polyphonie ?
La fin des “consensus forcés”
Le bipartisme anglo-saxon a été pendant longtemps un modèle démocratique envié. Quoi de mieux en effet qu’une Démocratie paisible, qui se résume à une alternance entre deux pôles ? C’est simple, c’est stable, c’est intellectuellement satisfaisant. Vraiment ? Un peu de bon sens nous dit pourtant que la complexité d’un peuple peut difficilement se résumer à une alternative simple. S’il y a parfois une majorité et une minorité qui se dégagent, ce n’est là qu’arithmétique. Le débat sur le Brexit en Grande-Bretagne en est une illustration féroce. Quelle que soit la décision finale du Parlement et de la classe politique britannique, les deux partis — Labour et Tory — sont définitivement fracturés, la société durablement divisée. Les Etats-Unis de Trump en sont une autre illustration, où un Président non issu du sérail sème le trouble dans un fonctionnement huilé. On peut multiplier les exemples, en Italie, en Allemagne, et bien sûr en France, où les deux grands partis qui ont rythmé la politique depuis plus de quatre décennies ont explosé en vol lors des dernières présidentielles.
Au-delà du rappel que toute organisation humaine — et les partis politiques en sont — a une durée de vie limitée, ces désagrégations nous questionnent sur le modèle lui-même. Comment espérer résumer le débat démocratique de peuples éduqués, informés, ouverts sur les expériences d’autres pays, à une simple alternative duelle entre une majorité et une opposition ? La gauche française, en son temps, avait essayé la “majorité plurielle”. Celle-ci a échoué parce qu’elle n’était que le cache-sexe d’une domination du seul Parti Socialiste. Mais l’idée, même si elle fut fortement raillée, était-elle si stupide ?
Le bipartisme et ses avatars sont les héritiers d’une autre époque, une époque où il fallait simplifier et consolider, une époque où “être gros” était gage de survie. Cette époque n’est plus, simplement parce que l’émergence des média sociaux et la globalisation de l’économie se sont conjuguées à l’augmentation du niveau d’instruction pour faire apparaître aux yeux de tous, dans une explosion de lumière, toute la complexité du monde. Et aucun résumé, aussi subtil soit-il, ne peut rendre compte de cette complexité.
Redécouvrir l’art de négocier
Sommes-nous pour autant condamnés à choisir entre la cacophonie que l’on observe aujourd’hui dans toutes les capitales du monde occidental, ou le règne du parti unique, qui, en Chine ou au Vietnam par exemple, offre une illusion de stabilité ? Je ne veux pas y croire. D’autant que nous savons faire autrement.
L’art de négocier est aussi vieux que l’Art de la Guerre. Comme ce dernier, il a été l’objet de travaux de premier plan au cours du XXe siècle. Or, nos pratiques politiques empruntent manifestement plus au second — rapports de force, manipulations, mensonges, violence même parfois — qu’au premier.
La négociation gagnant-gagnant — c’est-à-dire, au fond, la seule qui ne soit pas simplement une autre forme de la guerre — répond à deux règles fondamentales : distinguer clairement le niveau des personnes et celui des problèmes ; se focaliser sur les critères, les enjeux, avant de rechercher des solutions. Manifestement, le contraire de nos pratiques actuelles en politique. Et pourtant, c’est bien ce type de négociation qui a permis de construire la paix entre l’Egypte et Israël ! Est-ce parce que ça risque de marcher que certains politiques l’ignorent si ostensiblement ?
Vivre ensemble à plusieurs voix
La Démocratie ne peut pas être le règne de la majorité. Dès 1945, Clement Attlee rappelait que « La démocratie n’est pas simplement la loi de la majorité, c’est la loi de la majorité respectant comme il convient le droit des minorités. ». Allons plus loin. LA majorité elle-même n’a aucun sens. Elle est fatalement constituée de plusieurs voix. Vivre ensemble, c’est apprendre à faire parler ces voix de façon la plus harmonieuse possible.
« L’avènement de la polyphonie occidentale constitue un des plus grands bouleversements de l’histoire de la musique. », nous apprend l’encyclopédie en ligne Wikipédia. La polyphonie est venue, au Moyen-Age, remplacer ou compléter la monodie, qui semble avoir été, nous dit la même source, le seul type d’expression artistique musicale dans l’Antiquité. Serons-nous capable d’opérer dans le monde de la Cité le même type de révolution ?
Pour revenir à la Corse, où l’art de la polyphonie est en musique porté à son plus haut niveau, cela a des implications très concrètes. La conférence sociale d’abord, qui a débuté ce lundi à Bastia, est une façon de permettre l’expression directe de ces voix différentes, et même désaccordées. C’est la seule façon de construire progressivement un nouvel accord, un nouveau pacte. Loin de l’officiel “débat national” dont le Président de la République française a d’emblée fixé les lignes rouges à ne pas franchir, les acteurs de terrain ont choisi d’entrer dans le concret, d’abord en comprenant les mécanismes de fabrication des prix, en y mettant une exigence de transparence, et ensuite, on peut le parier, en discutant très précisément des critères à respecter pour que ces prix soient “justes”. Bien évidemment, il faudra aussi, très vite, parler de solutions, de décrets concernant le niveau des taxes, etc. Mais la démarche consistant à discuter d’abord des fondamentaux est plus que louable : elle est salutaire, elle est la seule qui puisse permettre de construire un vrai consensus et non un consensus imposé.
Dans notre monde politique corse, la même question est posée. C’est une majorité polyphonique qui a été élue en 2017. Pè a Corsica est une union de composantes ayant des options différentes. Contrairement à ce qu’en dit Max Siméoni dans l’interview de Corse-Matin, il ne s’agit pas “que d’une opération électorale”, mais d’une voie porteuse d’un véritable espoir pour les Corses et pour la Corse : la capacité à faire valoir un critère majeur, celui de l’intérêt national du peuple corse et de son droit à auto-déterminer son avenir, au-dessus d’autres qui ne sont pas partagés aussi largement — dans le champ institutionnel, mais aussi économique ou social —, sans pour autant cacher ces différences. Et ce n’est pas d’un parti dont ce peuple corse a besoin, mais de plusieurs voix capables de décliner leurs différences en respectant une certaine harmonie.
Il en est probablement de même da mare in là, de l’autre côté de la mer. Mais la complexité du monde ne peut être maîtrisée que de deux façons : en simplifiant artificiellement le débat comme ce fut le cas jusqu’à présent dans les démocraties occidentales, ou en le menant intelligemment, au plus près du territoire et des personnes. La première façon de faire se fracasse aujourd’hui sur les murs élevés par les Etats-nations du XIXe siècle. Il ne nous reste donc que la seconde. Elle ne peut être dissociée de la subsidiarité, et de la reconnaissance des véritables Nations que les hommes et les femmes se sont données sur leurs territoires, à travers les siècles, avant cette parenthèse historique ouverte il y a plus de deux siècles…
La Corse n’a pas besoin de “gardien du temple”, pour répondre au titre de Corse-Matin. Elle a besoin de chanteurs qui, chacun à leur façon, participent à cette polyphonie qu’on appelle une Nation.